lundi 26 septembre 2011

Suicide d'un magistrat : la justice se défausse

Une personnalité complexe" qui "n'a pas su intégrer la dimension gestionnaire d'un cabinet". Ce sont les conclusions de l'enquête de l'Inspection générale des services judiciaires pour expliquer le suicide l'an passé de Philippe Tran-Van, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Pontoise. Le 19 septembre, l'épouse du magistrat a été invitée à venir consulter, place Vendôme, le rapport de l'Inspection, qui dédouane l'institution judiciaire de toute responsabilité dans la mort de son mari. Une consultation accordée par le garde des Sceaux à titre exceptionnel, et sous certaines conditions. La lecture devait se faire, seule, dans une pièce, avec interdiction de prise de notes. Mais après d'âpres discussions sur place, Isabelle Tran-Van a finalement obtenu qu'un ami puisse rester dans la pièce, au cas où elle aurait un malaise. "J'ai crié, jeté mon sac par terre, et dit que c'était ça ou rien du tout. Dans ce genre d'endroit feutré, cela impressionne forcément", confie la veuve du juge.

Pression de la hiérarchie

Exit donc dans le rapport la surcharge de travail, la pression de la hiérarchie, le manque de moyens... dénoncés par Philippe Tran-Van dans une lettre écrite juste avant sa mort (à consulter
ici), le 16 septembre 2010. Exit aussi la question de la souffrance au travail dans le milieu judiciaire, l'augmentation des suicides chez les magistrats... "Je m'étais préparé à ce résultat. La justice est une machine froide et inhumaine", murmure, émue, Isabelle Tran-Van. L'enquête de l'Inspection n'avait été diligentée par la chancellerie qu'en mai, soit huit mois après le décès du juge d'instruction. Et ce seulement sous la pression de la famille, des médias et du syndicat national des magistrats-FO (lire la réaction du syndicat). Pourtant le courrier rédigé en capitales d'imprimerie par le juge, le jour de sa mort, et retrouvé dans son appartement nécessitait bel et bien une enquête. "On dit que je suis incompétent pour gérer mon cabinet alors qu'avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de faire face à la charge de travail", lisait-on entre autres dans le courrier.

L'Inspection a relevé dans le cabinet de Philippe Tran-Van 149 dossiers, dont 66 criminels. Une vingtaine environ de plus que ses collègues. "Les inspecteurs expliquent cette surcharge par un turn over moins rapide de son cabinet à cause d'un excès de perfectionnisme. Ils écrivent que mon mari n'a pas su intégrer la dimension gestionnaire d'un cabinet", s'insurge Fabienne Tran-Van. Le magistrat n'était pourtant pas sans expérience. À 45 ans, il avait été avocat durant dix ans avant de devenir juge. Sorti 10e de sa promotion sur 234, le magistrat avait toujours eu d'excellentes annotations jusque-là dans toutes ses fonctions : parquet, chancellerie, instruction...

"Dossier non traité par surcharge de travail"

Mais Philippe Tran-Van n'aimait pas faire le tri parmi ses dossiers. "Devoir choisir, et abandonner certains justiciables à leur détresse, c'était au-dessus de ses forces. Il était obsédé par l'idée de faire une faute", confie son épouse. À l'intérieur de ses dossiers non traités, il y avait toujours une feuille sur laquelle était écrit : "dossier non traité par surcharge de travail". Par ailleurs, le magistrat avait fait des courriers pour dire qu'il n'en pouvait plus, qu'il était débordé. Autant de lettres demeurées sans réponse. Pourquoi ? Le rapport de l'Inspection n'apporte sur le sujet aucune réponse, selon Isabelle Tran-Van.

Sans soutien, sans aide, son mari était tombé doucement dans la dépression. En avril 2010, le juge s'était fait prescrire des antidépresseurs. "Quand on est magistrat, on ne doit rien montrer, autrement cela est considéré comme un aveu de faiblesse. Du coup, certains tiennent à coup de cachets ou d'alcool", explique la veuve.


"Sous le coup de l'émotion"


En juin, Philippe Tran-Van avait annoncé à sa femme qu'il la quittait. "À nos enfants, il avait expliqué qu'il n'arrivait plus à séparer sa vie professionnelle de sa vie privée. C'est vrai qu'il ne parlait plus à la maison que de boulot." Une séparation qui aurait enfoncé un peu plus le magistrat dans la dépression. Le 5 août, alors qu'il était en congé, le juge d'instruction s'était rendu au tribunal et avait tenté de s'emparer de l'arme d'un policier pour la retourner contre lui. Mis en congé maladie, il avait été retrouvé un jour quasi inconscient chez lui, après avoir avalé trop de médicaments. Début septembre, le médecin conseil l'avait autorisé à reprendre son travail. Mais le 15 septembre, la veille de la mort du juge, Martine Comte, la présidente du tribunal de Pontoise, l'avait convoqué dans son bureau pour lui remettre un rapport d'évaluation où elle "l'accusait de déloyauté, d'incompétence". "Il m'avait téléphoné le soir même en me disant qu'on lui avait signé son arrêt de mort professionnel", raconte la veuve du juge. Le lendemain, le magistrat avait rendez-vous chez le médecin et chez le notaire pour régler le partage du divorce. À la place, il a préféré mettre fin à ses jours. Il s'est rendu à pied à la gare, a déposé ses lunettes, son portefeuille et son Iphone sur le quai, puis a attendu patiemment sur les rails que le train qu'il prenait tous les jours lui passe dessus.

Le rapport dédouane l'institution judiciaire, mais aussi la présidente du tribunal, de toute responsabilité. Pas un mot sur les lettres du juge restées sans réponse. Pas un mot, non plus, sur le fait qu'on ait laissé au juge l'accès à la salle des scellés bourrée d'armes alors qu'il avait saisi celle d'un policier pour tenter de se suicider. Quant au rapport remis au juge Philippe Tran-Van, la veille de sa mort, par la présidente du tribunal de Pontoise, il lui aurait été transmis dans un "souci de transparence et d'honnêteté". Encore sous le coup de l'émotion, Isabelle Tran-Van se réserve le droit de poursuivre toute action.

http://www.lepoint.fr/societe/exclusif-suicide-d-un-magistrat-la-justice-se-defausse-22-09-2011-1376268_23.php

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