« Faut que je rentre, sinon ma mère va encore flipper ! » C'est la fin d'une soirée en amoureux. Rachid a raccompagné sa petite amie chez elle. Dans un mois et demi, il aura 18 ans, mais bon, ça n'empêche pas d'avoir des comptes à rendre à ses parents. Il est 23 h, il commence à se faire tard et il faut encore marcher jusqu'à la maison familiale, du côté du parc Clemenceau à Tourcoing. Mais justement, des copains arrivent à bord d'une voiture, une vieille Ford Taunus marron. « Monte Rachid, on va te ramener chez toi. » Pourquoi refuser ?
Rachid dit au revoir à sa copine. Dans la voiture, on imagine ses potes hilares. La Ford Taunus, c'est peut-être pas un bolide, mais elle a coûté une bouchée de pain. Tout juste 150 francs. Elle craint rien, on peut se marrer en faisant quelques dérapages. « Allez Rachid, t'es pas à la minute...
» Dans la nuit du mardi 6 au mercredi 7 avril 1993, vers 3 h 40, des riverains de la carrière Grimonprez, dans le quartier de la Martinoire à Wattrelos, sont réveillés par des bruits de rodéo automobile. Encore une fois. « Y a pas moyen de dormir tranquille, c'est toutes les nuits pareil ! » pense certainement cet habitant qui compose le 17. L'unique patrouille qui veille sur le secteur de Wattrelos et Leers n'est pas très loin.
Détonation
Effectivement, quelques minutes plus tard, le riverain entend le fourgon arriver sur le terrain de sports transformé chaque soir en piste de rallye.
Des portes qui claquent, des cris... Il va pouvoir regagner son lit, essayer de retrouver le sommeil. Mais cette nuit-là ne se termine pas comme les autres.
Une détonation déchire le ciel wattrelosien.
Sur le terrain de sports de la Martinoire, c'est la panique. La balle a traversé la tête de Rachid Ardjouni. Au-dessus de lui, le sous-brigadier Frédéric Fournier, son Manhurin 357 à la main. Il a tiré à bout portant. Le gamin est-il mort ? On appelle le Samu, qui semble mettre un temps infini à arriver. Un témoin parlera de vingt longues minutes. Rachid Ardjouni s'accroche pourtant à la vie, il est dans le coma. On le transporte au centre hospitalier de Lille.
Sur les lieux du drame, des enquêteurs de la police judiciaire de Lille arrivent. Ils grattent la terre, retrouvent la balle alors que l'aube se lève. Un jeune tué par un flic, pour la troisième fois depuis le début du mois, c'est un dossier ultrasensible. Chambéry, Paris et maintenant Wattrelos... Drôle de manière de saluer l'arrivée de Charles Pasqua au ministère de l'Intérieur.
Tous les protagonistes, sauf le malheureux Rachid Ardjouni toujours dans un état critique, sont entendus. Il faut retracer le scénario avec le plus de précision possible. Carrière Grimonprez, il y avait deux voitures quand la patrouille est arrivée. Une Renault 18 qui a réussi à déguerpir et la Ford Taunus où se trouvaient quatre jeunes hommes. Leur voiture est embourbée. Ils descendent. Deux adolescents sont interpellés par le collègue de Frédéric Fournier sans qu'il ait besoin de dégainer. Un troisième s'enfuit. Et Rachid Ardjouni semble tenter de faire de même. Le sous-brigadier le poursuit, l'arme à la main. Tous deux tombent. Le coup part-il durant la chute ? Ou bien le policier maîtrise-t-il Rachid en appuyant son genou sur son dos et le menace-t-il en lançant « si je veux, je tire » avant la détonation ? Les versions divergent. Les souvenirs du brigadier peuvent-ils être exacts ? Il y a le choc émotionnel. Et puis l'alcool : on relève sur le policier un taux de 0,8 g par litre de sang...
Remise en liberté
Les éléments filtrent dans les médias tandis qu'à Tourcoing, dans le quartier Fin-de-la-Guerre, où réside la famille Ardjouni, la tension monte. Le lendemain du drame, la rumeur court que Rachid est mort, alors que le brigadier Fournier est remis en liberté contre l'avis du procureur. C'est l'explosion, malgré les appels au calme lancés par les proches du jeune homme. Malcense, Brun-Pain, Pont-Rompu... Les émeutes gagnent tous les quartiers et trouvent un écho à Roubaix et Wattrelos. Il faut venger Rachid. « Les démocrates doivent faire confiance à la justice », enjoint pourtant le maire de Tourcoing, Jean-Pierre Balduyck. Le vendredi 9 avril, Slimane, le grand frère de Rachid, confie aux journalistes : « On attend la justice de la justice, mais croyez-moi, après la libération du policier, c'est pour nous un pari que de lui faire confiance... » Quelques heures après, Rachid décède sur son lit d'hôpital. Les quartiers s'embrasent à nouveau. Brahim, le père, et ses fils, passeront la nuit à tenter de calmer les esprits : « Casser les magasins, brûler les voitures, ça ne sert à rien... » Le mercredi 14 avril, un dernier hommage est rendu à Rachid Ardjouni, en petit comité, sur le terrain de sports embrumé de la carrière Grimonprez. Le corps de l'adolescent sera inhumé en Algérie.
De leur côté, les hommes de la PJ poursuivent leur enquête et le lundi 3 mai, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Douai convoque le policier. Le procureur a fait appel de sa remise en liberté. À huis clos, un jeune avocat, Me Pascal Cobert, défie un ténor du barreau, Me Jean Descamps, défenseur du policier. Appuyé par le Parquet, il obtient l'incarcération de Frédéric Fournier. Les syndicats policiers ne cachent pas leur écoeurement : leur collègue est un bouc émissaire, victime du sous-effectif chronique qui oblige deux fonctionnaires à intervenir en pleine nuit face à six individus.
Il est vrai qu'avant cette dramatique nuit d'avril 1993, le brigadier n'a eu que des éloges. Bien noté, marié, père de trois enfants, il a été félicité pour l'interpellation en flagrant délit d'un voleur de camion quelques mois plus tôt. Son courage, sa maîtrise, son sang-froid sont salués. C'est aussi un homme investi dans les clubs sportifs. Une pétition de soutien lancée à Wattrelos recueillera un millier de signatures.
Mais un jeune de 17 ans est mort. Parfois mêlé à des procédures pour des délits mineurs, Rachid Ardjouni n'avait jamais été condamné. Fan de Renaud, il était élève, pas très assidu certes, au lycée professionnel de Marcq-en-Baroeul. Il était issu d'une famille de sportifs. Quelques jours avant le drame, avec ses six frères et ses trois soeurs, il fêtait le titre de champion de France de boxe de Slimane...
Toujours plus clément
Ces deux « clans » se retrouvent le 26 septembre 1995 pour le procès. Non pas aux assises, mais au tribunal correctionnel. Les faits ont été requalifiés en homicide involontaire, le policier a à nouveau été libéré. L'avocat des Ardjouni, Me Cobert, tente de faire reconnaître le caractère criminel et non accidentel du coup de feu : « Rachid n'était pas violent, pas armé. Il n'a pas opposé de résistance », rappelle-t-il. En vain. Le tribunal se montre même moins sévère que les réquisitions du procureur : huit mois de prison ferme tombent. En appel, la peine est encore plus difficile à accepter pour la famille de Rachid : six mois seulement et pas d'inscription au casier judiciaire B2. Frédéric Fournier est autorisé à reprendre son travail.
Aujourd'hui, Pascal Cobert, qui est intervenu en tant qu'avocat de parties civiles dans d'autres affaires de bavure, est devenu fataliste : « On se sent toujours obligé de contenir une situation explosive en disant qu'il faut faire confiance à la justice. Mais in fine, on a le sentiment douloureux qu'elle n'a pas fonctionné. Dans ces affaires de violences policières, les peines qui sont prononcées sont sans commune mesure avec les autres affaires de délinquance. » L'arrêt de la cour d'appel de Douai n'a cependant été marqué par aucun débordement à Tourcoing.
http://www.nordeclair.fr/Locales/Roubaix/2011/08/21/wattrelos-rachid-victime-d-une-bavure.shtml
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