La tentation permanente est de demander à la justice de régler la totalité du problème social, individuel ou collectif", écrit Serge Portelli, vice-président du TGI de Paris, dans son livre Juger (Éditions de l'Atelier). Le naufragé social du jour s'appelle Serge*. SDF de 33 ans, lâché par sa famille, il a, comme on dit, "décroché". Rompu tout lien social et professionnel depuis qu'il a quitté Toulouse, sa ville natale, il y a trois ans.
À son tableau de chasse, il y a Claire, mais aussi Stéphanie, Emmanuelle, Annie et d'autres.
Seule Stéphanie est présente à l'audience. Cheveux relevés en chignon, tailleur beige cintré. Elle relate le scénario vécu par toutes les autres. C'était pendant la messe, un dimanche matin. Elle a senti quelqu'un se frotter contre son dos et ses fesses, mais elle n'y a pas prêté attention. C'est lorsqu'elle est rentrée chez elle qu'elle a découvert des taches de sperme sur ses vêtements. Toutes les plaintes décrivent la même scène, à quelques détails près. Un "mode opératoire" validé par l'ADN de l'auteur.
"Il fréquente beaucoup les églises, car il aime discuter avec le sacristain, note la présidente. Maintenant, il est interdit d'église..."
Serge est titulaire d'un CAP agricole et a vu sa situation se dégrader en quelques années. Il vit désormais de la mendicité. Et "dit se masturber entre les voitures", précise la présidente.
"Je ne l'ai pas touchée, j'avais mon sperme dans ma main", s'est-il pourtant entêté à répéter aux enquêteurs.
Selon le rapport psychologique, Serge a une personnalité "narcisso-égocentrique" et adopte des "attitudes proches de l'exhibitionniste sexuel". Il ne présente aucune dangerosité.
"À chaque fois qu'il se masturbe, il a du sperme dans la main et, à chaque fois, il tombe sur une jeune femme qui est là, devant lui. L'une d'entre elles a été agressée alors qu'elle était en train d'allumer un cierge, elle a sursauté !"
La présidente feuillette le dossier à la recherche d'explications sur les dérèglements comportementaux du prévenu : "Il a un rythme de masturbation assez fréquent, il dit qu'il essaye de se mettre à l'abri des regards, mais il y a quand même des choses surprenantes." Puis, l'interrogeant : "Vous dites que ce n'est pas de votre fait ? C'est quand même vous qui vous masturbez ? Et il est étrange que ce sperme atteigne toujours de manière involontaire les habits de ces femmes ! En fait, résume-t-elle, vous vous masturbez, vous secouez votre main et après vous allez chez le sacristain !"
Elle questionne Serge sur sa vie sexuelle passée. Celui-ci avoue n'avoir eu qu'une seule relation sérieuse, mais "il ne se passait rien d'autre que des embrassades..." Ce qui conduit la présidente à supposer que la masturbation est devenue pour lui la seule façon de satisfaire son équilibre psychique.
"À quel âge avez-vous commencé à vous masturber ?
- À 13 ans
- Et à quel rythme ?
- Une à deux fois par jour...
- Mais les pulsions sexuelles peuvent se juguler, sinon je ne sais pas dans quelle société on vivrait ! Heureusement que tout le monde n'a pas des pulsions sexuelles incontrôlables !
- Je rappelle que mon client est SDF, intervient son avocat, qu'il ne sait pas où aller pour se masturber et qu'il satisfait la majeure partie de ses pulsions dans des toilettes publiques.
- Ce n'est pas ce que je dis, maître ! Je dis qu'il doit avoir une satisfaction immédiate de ses pulsions, ce qui veut dire qu'on le reverra bientôt devant notre tribunal, car il ne trouvera pas des toilettes sur toutes ses routes !"
Serge paraît aussi insensible qu'un feu éteint. Un dialogue s'instaure entre la présidente et le procureur, concluant à l'absolue nécessité pour Serge d'être pris en charge par un psychologue à raison de plusieurs fois par semaine.
La jeune femme limite sa demande à un euro de dommages et intérêts. "Je ne suis pas venue réclamer de l'argent, mais je n'ai pas envie qu'il fasse à d'autres ce que j'ai vécu. J'ai la chance d'être bien entourée. Mais une femme fragile pourrait en être traumatisée..."
Déconcerté, le procureur s'obstine : "Vous avez dit que vous ne vous sentez pas malade, c'est vrai, vous ne l'êtes pas, mais vous agressez des femmes ! (...) Monsieur ne résiste pas à ses pulsions. Il doit toucher l'objet de son désir. Il doit toucher les femmes avec son sperme et c'est inacceptable. La solution ? Comment éviter qu'il ne recommence ? Comment éviter que le délit ne s'aggrave ?" Il demande un sursis avec mise à l'épreuve d'une "durée maximum", assorti d'un suivi médical, psychologique et social.
L'avocat explique qu'on ne peut pas traiter son client comme toute autre personne ayant un toit au-dessus de la tête. Il plaide en faveur d'un ajournement de peine. "Un sursis peut être dangereux pour lui, car s'il fait le moindre écart, il peut aller en prison, et nous le savons tous ici, ce n'est pas là qu'il résoudra ses problèmes..."
Le tribunal abonde dans son sens et ajourne le prononcé de la peine à un an. En attendant, Serge devra faire ses preuves et respecter à la lettre les obligations de soins et rechercher un emploi. "Il y a beaucoup de jardins à Paris, il y a du travail à prendre !" lui souffle la présidente.
* Le prénom a été modifié
http://www.lepoint.fr/carnets-de-justice/on-le-reverra-bientot-devant-notre-tribunal-18-06-2011-1343333_195.php
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