mardi 10 juin 2014

Procès Bonnemaison : sept morts sans ordonnance

Le samedi matin, sur le marché de Bayonne, de petites dames grisonnantes arrêtent Nicolas Bonnemaison. "Tenez bon, on aura peut-être besoin de vous un jour!", soufflent-elles en lui prenant les mains. Au Pays basque, l'urgentiste accusé d'avoir donné la mort à sept malades en fin de vie a souvent l'image d'un Robin des bois de l'agonie, d'une blouse blanche qui aurait franchi par altruisme les limites de la loi Leonetti. Voté en 2005, ce texte autorise l'administration de médicaments antidouleur susceptibles d'entraîner la mort (et donc de facto l'euthanasie passive) mais non l'euthanasie active comme en Belgique ou aux Pays-Bas.
Le procès Bonnemaison sera-t-il celui de l' "euthanasie sauvage" ou celui d'un homme dépressif et de ses petits arrangements avec la mort? La cour d'assises des Pyrénées-Atlantiques à Pau, devant laquelle Nicolas Bonnemaison, 53 ans, comparaît à partir de mercredi et jusqu'au 27 juin, ne pourra faire l'impasse sur la toute fin de vie dans un contexte de pénurie de lits de soins palliatifs.

Soupçonné par des collègues, il est mis en garde à vue en 2011

L'affaire a éclaté le 10 août 2011. Ce jour-là, Nicolas Bonnemaison est placé en garde à vue. Certains de ses collègues des urgences de l'hôpital de Bayonne – des infirmières et des aides-soignantes – le soupçonnent d'avoir injecté des produits létaux à plusieurs patients inconscients, hors du protocole habituel de sédation, précipitant leur décès. Parmi ces malades morts en 2010 et 2011, il y a Françoise. Admise le 6 avril 2011 dans le coma, elle décède le lendemain au sein de la petite unité où atterrissent les mourants. Quelques minutes auparavant, une aide-soignante a entendu Nicolas Bonnemaison casser une ampoule de médicament avant de percevoir un bruit plus fort : celui du bip signalant l'arrêt cardiaque.
Le Dr Bonnemaison, qui encourt la réclusion criminelle à perpétuité pour empoisonnements sur personnes particulièrement vulnérables, a reconnu avoir injecté à plusieurs reprises de l'Hypnovel, un puissant psychotrope. S'il peut être prescrit pour adoucir la fin de vie, son utilisation est subordonnée à une discussion collégiale entre soignants, à une demande expresse de la personne concernée ou, en cas de perte de conscience et en l'absence de directives anticipées, à un échange avec les familles. Ces obligations n'ont pas été respectées par l'urgentiste, qui a également admis avoir utilisé une fois au moins du Norcuron, un anesthésiant interdit en soins palliatifs.
"Sans être un militant de l'euthanasie, le Dr Bonnemaison n'a pas toujours été en parfaite harmonie avec la forme de la loi Leonetti", décrypte Me Benoît Ducos-Ader, un de ses deux défenseurs. S'il balaie tout lien entre "une dépression ancienne" et ces décès, le pénaliste bordelais esquisse le portrait d'un professionnel "assez esseulé dans son mouroir à l'écart des urgences", "témoin de souffrances que d'autres ne voyaient pas". Son associé, Me Arnaud Dupin, l'autre avocat de Nicolas Bonnemaison, ajoute : "Il est très difficile de protocoliser dans un tel endroit. Le diagnostic a été posé en amont, l'espérance de vie est très limitée." Pour Me Ducos-Ader, "si on est le seul médecin dans un service, comment faire une réunion? Quant aux familles, même si les mots ne sont pas toujours clairement dits, elles demandent en général que leur proche ne souffre pas trop".

"Les heures ne semblaient jamais vouloir passer"

Durant ce procès-fleuve, les familles des personnes décédées ne devraient pas accabler l'accusé. Pour l'instant, une seule s'est constituée partie civile : le fils de Françoise, qui ne comprend pas pourquoi la vie de sa mère a été abrégée alors qu'elle ne souffrait pas. L'homme décline les entretiens. "Si vous êtes journaliste, passez votre chemin!", s'agace-t-il. Une source judiciaire confie que "certaines familles rechignent à venir témoigner. Elles disent qu'elles n'ont rien à dire, que ces personnes étaient en fin de vie".
Patricia Dhooge, elle, prépare son témoignage depuis des semaines. Son mari a beau être une des sept victimes, cette commerçante compte défendre Nicolas Bonnemaison. Elle racontera l'agonie de son époux après quinze ans de lutte contre le cancer. "Les heures ne semblaient jamais vouloir passer. Fernand me regardait, apeuré. Lui qui avait plusieurs fois dit qu'il se suiciderait si ça devenait trop terrible était attaché au lit. Ensuite, il est tombé dans le coma." À plusieurs reprises, le médecin la console dans le couloir. "Vous ne pouvez pas le laisser souffrir comme ça", le supplie-t-elle. Pour elle, "le Dr Bonnemaison est un homme bien : il nous a aidés et on veut le punir? Il y a plein de médecins qui le font et qui ne le disent pas".

Ce sera l'un des axes de défense d'un praticien soutenu par 250 confrères signataires d'une lettre ouverte à François Hollande mais radié en avril de l'ordre des médecins pour violation du code de déontologie. Essayer de montrer que la loi française est à la traîne d'une société vieillissante dont une partie refuse de regarder la mort en face. Selon une étude récente, quelque 3.000 "euthanasies sauvages" seraient pratiquées chaque année. Un secret médical déjà brisé par Bernard Kouchner, qui redira à Pau qu'il a lui-même déjà "poussé la seringue". "Comme celui de Bobigny qui avait contesté la pénalisation de l'avortement, le procès de Pau permettra de lancer le débat de société promis par François Hollande", espère Me Ducos-Ader. "Beaucoup de médecins ont fait de l'euthanasie active, mais sans le dire et surtout sans se faire prendre", résume son confrère Me Arnaud Dupin.

"Ces gens n'avaient pas demandé la mort"

Jean-Michel Gouffrant, un chirurgien basque à la retraite, a l'intention d'avouer aux jurés qu'il lui est arrivé d'abréger "des morts inhumaines" : "La médecine actuelle permet de faire vivre des cadavres! Le Dr Bonnemaison a fait ce qu'ont fait, font et feront les médecins courageux et humains. Mais il a eu la naïveté de ne pas s'en cacher dans un contexte de règlement de comptes au sein d'une petite communauté hospitalière." Un des rares hospitaliers de Bayonne à accepter d'évoquer l'affaire – la direction a proscrit toute communication sous peine de sanctions – assène : "Nicolas a été formé à la médecine avant la loi Leonetti, à une époque où les doses du cocktail lytique étaient enseignées en fac. Il a choisi d'abréger seul des agonies déchirantes pour protéger les infirmières et les familles de toute culpabilité. Aujourd'hui, on implique tout le monde, on consigne les prescriptions dans le dossier médical, pour se protéger soi…"
Sollicité par l'épouse de Nicolas Bonnemaison, le Pr Bernard Lebeau, cancérologue et pneumologue aujourd'hui à la retraite, a refusé de venir s'exprimer devant les assises. Lui qui a vu mourir des centaines de malades au long de sa carrière relève qu'il ne s'agit pas d'euthanasie au sens belge ou néerlandais : "Ces gens n'avaient pas demandé la mort. Il a manqué des discussions franches…" Il appelle néanmoins à "la clémence" pour le docteur Bonnemaison : "On transfère in extremis aux urgences des gens âgés et malades qui devraient s'éteindre chez eux ou en maison de retraite." "Son acte est hors la loi mais justifié car la législation favorise les pratiques incontrôlées, poursuit-il. La loi Leonetti a été un grand progrès mais ses manques sont nombreux." Bernard Lebeau a envoyé ses propositions de réforme à tous les parlementaires. Ces mesures sont accompagnées d'une phrase de l'écrivain malien Amadou Hampâté Bâ susceptible de dépassionner les débats : "J'ai appris à voir venir la mort avec le même calme que je vois tomber la nuit lorsque le jour décline."
 

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