lundi 1 décembre 2014

Juge Michel : les mystères de "Scapu la balance"

François Scapula est celui qui a "balancé" depuis la Suisse les assassins du juge Michel. Révélations sur un trafiquant qui, contrairement à une légende tenace, n’a jamais bénéficié du statut de repenti aux États-Unis.
Tout le monde le croit "planqué" outre-Atlantique, protégé par une nouvelle identité, voire un nouveau visage par la magie de la chirurgie esthétique, dans le cadre d'un programme de témoins protégés pour services rendus à la DEA, la puissante agence anti-drogue américaine. Il n'en est rien, si l'on en croit Paul Grossrieder, le policier suisse qui a géré le cas Scapula quinze ans durant : "Je sais où il est, mais je ne vous le dirai pas…"
Retour en arrière. Le 21 octobre 1981, le juge d'instruction Pierre Michel, 38 ans, est abattu à ­Marseille par deux tueurs à moto. Le "JFK" de la magistrature française va revivre le temps d'un film La French, dès mercredi sur les écrans, sous les traits de Jean Dujardin. Deux ouvrages* viennent par ailleurs de paraître. Signe que le personnage (un juge charismatique), la période (la chute du clan Zampa), et la ville de Marseille passionnent toujours autant.
Tous les acteurs de cette tragédie ont été jugés et condamnés – les deux hommes à la moto viennent tout juste de recouvrer une liberté conditionnelle après presque trois décennies de placard – à l'exception notable de deux figures du banditisme. Le premier, Homère Filippi, un des commanditaires de l'assassinat, trafiquant aussi prospère que discret, condamné "à perpète" par défaut, est toujours officiellement recherché malgré ses 83 printemps, même si beaucoup le croient mort et enterré. Le second ne figure en revanche plus sur aucun fichier de recherche. Il s'appelle François Scapula, 69 ans, alias "Francis Le Brun". Ou encore "Scapu la balance", depuis que le natif d'Endoume a choisi de collaborer d'abord avec les Américains, avant de désigner à la justice française, sans doute en minimisant son propre rôle, les auteurs et les commanditaires de l'assassinat du juge Michel, parmi lesquels son ami de toujours, François Girard, alias "Francis le Blond"…
Trois années séparent le "Brun" du "Blond". Mais le foot puis la délinquance vont bientôt les rapprocher. Cambriolages, vols de voiture, braquages… Les deux Francis vont gravir les échelons du banditisme – notamment sous l'égide de Filippi –, goûter à la prison aussi, avant de s'investir dans le business de la drogue au début des années 1970. Marseille n'est-elle pas la capitale mondiale de l'héroïne? 

"French Sicilian Connection" 

Il serait faux d'associer Scapula et Girard à la fameuse French Connection. "C'est une nouvelle génération, précise Éric Pelletier*. Il faut les voir comme des hommes d'affaires, très axés sur l'international." L'équipe se renforce. Une PME de la transformation de morphine base en héroïne est née. L'entreprise va tourner de la blanche aussi bien au profit de Cosa Nostra en Sicile – on parlera de "French Sicilian Connection", que pour des Libanais dans la plaine de la Bekaa, ou encore au service de la famille new yorkaise Benevento avec un labo monté à Phoenix (Arizona). Sans parler de projets jusqu'en Inde… Les millions s'accumulent mais l'étau policier se resserre. À Marseille, le juge Michel est aux manettes. Les labos dégringolent les uns après les autres. En 1981, Scapula passe entre les gouttes. Pas son pote Girard, qui se retrouve en juillet aux Baumettes en compagnie de son père spirituel Filippi. Pierre Michel sera tué trois mois plus tard. Marseille serait-elle devenue un faubourg de Palerme?

Un vrai-faux permis de visite 

C'est de Suisse que viendra la réponse. En 1985, une poignée de Français se fait serrer dans un chalet près de Fribourg avec 10 kg d'héroïne toute fraîche. La chance a abandonné François Scapula que les Américains viennent solliciter pour qu'il les aide à faire tomber la famille Benevento en échange de leur mansuétude. Marché conclu : Scapula ira témoigner à New York. Puis ce sont les Français qui viennent aux nouvelles. Le chimiste de la bande est le premier à livrer les noms des assassins du juge Michel mais l'histoire attribuera le rôle de "la Balance" à Scapula qui en rajoute une couche en mouillant le caïd marseillais Francis le Belge sur un deal de 20 kg d'héroïne.
En 1987, Scapula est condamné à vingt ans en Suisse. Il est l'homme à abattre pour le milieu français et un hôte encombrant pour les services pénitentiaires helvétiques. "Il avait toujours peur d'être reconnu", témoigne Joseph Jutzet, qui dirigeait à l'époque le service fribourgeois de l'exécution des peines. Le détenu Scapula devient le prisonnier Casanova et change régulièrement d'établissement. "Il m'a raconté qu'un soir, poursuit le retraité suisse, il avait obligé son codétenu à jouer aux échecs pour ne pas qu'il regarde un programme à la télé consacré à son affaire."
"Regardez bien cet homme, vous ne le reverrez plus jamais…" À en croire les souvenirs de Me Bruno Ferri, c'est ainsi que Patrick Poivre d'Arvor a présenté son client au journal de 20 heures en décembre 1991. Scapula a en effet été prêté à la France pour comparaître à Paris dans un vieux dossier de trafic de haschisch avec le Liban pour lequel il écopera d'une peine de dix-huit ans. Décidément, le Brun n'est pas un client ordinaire. "Pour le voir à la Santé, on m'avait donné un vrai-faux permis de visite puisqu'il était détenu sous un faux nom, se souvient Me Ferri. À l'époque, chacun croyait qu'il allait quitter la Suisse, qu'il était en négociation avec les Américains…" 

"Il n'est pas resté longtemps en Europe" 

En est-on si sûr? "Les USA voulaient son extradition, la Suisse était d'accord, mais la France s'est toujours montrée intransigeante, résume Joseph Jutzet. Mais plus le temps passait, plus l'intérêt des USA baissait…" Et Scapula est toujours écroué en Suisse en novembre 2000 quand, après quinze ans de détention, il s'évade. Étonnamment, son escapade n'est rendue publique qu'un an plus tard. Un parfum de mystère qui vient renforcer encore l'hypothèse d'une exfiltration téléguidée de Washington. Jutzet n'y croit pas : "Il était presque en bout de peine. Je suis pratiquement sûr qu'il s'est octroyé une libération anticipée et qu'il a monté sa cavale tout seul. À l'époque, j'ai évidemment rendu compte à mes supérieurs, qui n'ont pas jugé nécessaire de communiquer. Personnellement, je n'étais pas malheureux de ne pas avoir à m'expliquer…"
Serait-ce alors l'assassinat de son plus virulent ennemi, Francis le Belge, deux mois plus tôt à Paris qui l'aurait décidé à prendre le large? "Ça n'a rien à voir. Comme il avait été lâché par les Américains, il n'avait qu'une peur : être incarcéré en France une fois sa peine purgée chez nous!" Paul Grossrieder est peut-être l'homme qui connaît le mieux François Scapula. Patron des stups locaux, c'est lui qui l'a arrêté et accompagné – jusqu'aux prétoires new-yorkais – quinze années durant, au point de le considérer comme "un ami". "Dans une autre vie, il aurait fait un super chef d'entreprise, assure le policier en retraite, par ailleurs très critique envers ses collègues français. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'après son évasion, facile, il n'est pas resté longtemps en Europe…"
Disparu des radars, François Scapula? Pas complètement. "Son nom est apparu dans une affaire franco-suisse de trafic de cocaïne il y a environ six ans, indique une source policière française, mais le dossier n'a pas prospéré…" La saga Scapula reste à écrire…  
* Qui a tué le juge Michel?, Jean-Marie Pontaut et Éric Pelletier, Michel Lafon.
La Mort du juge Michel – Contre-Enquête sur l'assassinat d'un incorruptible, Thierry Colombié, La Martinière.
 

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