dimanche 13 septembre 2015

Affaire Boulin : l'énigme de la lettre posthume

La thèse du suicide repose sur les lettres attribuées au ministre dans lesquelles il annonçait son intention d’en finir. Beaucoup doutent de leur véracité
De quelle façon Aude Quelin-Montrieux, la doyenne des juges d'instruction de Versailles, revisitera-t-elle l'affaire Boulin ? Il est prématuré de s'avancer sur les pans de la procédure susceptibles d'être désossés. D'autant que plusieurs mois seront nécessaires à la magistrate pour prendre la mesure d'un dossier à trous où de nombreuses pièces et scellés se sont perdus ou ont étrangement disparu.
Mais elle ne pourra sans doute pas faire l'économie d'un examen approfondi des écrits posthumes, attribués au ministre du Travail de Valéry Giscard d'Estaing, qui ont ancré dans le marbre la thèse du suicide.

Sur sa machine à écrire

Dans les jours qui suivent la découverte du cadavre de Robert Boulin, le 29 octobre 1979, plusieurs de ses proches reçoivent la même lettre dactylographiée de quatre feuillets qui commence par ces mots : « J'ai décidé de mettre fin à mes jours. Une grande partie de ma vie a été consacrée au service public. Je l'ai fait scrupuleusement, désirant en toute occasion rester exemplaire… »
Jacques Chaban-Delmas, le maire de Bordeaux, Gérard César, son suppléant, son ami Pierre Simon, ses avocats et des journalistes sont destinataires de ce pli où Robert Boulin développe longuement sa défense après avoir été mis en cause dans la presse pour l'achat d'un terrain à Ramatuelle, sur la Côte d'Azur. Les policiers découvrent ces noms et quelques autres sur les enveloppes décachetées jetées dans la corbeille à papiers de son bureau, à son domicile.
Dans la même pièce, ils trouvent un texte succinct tapé à la machine, à la tonalité inquiétante : « J'envisage de me noyer dans un lac de la forêt de Rambouillet », la copie d'un droit de réponse rédigé à l'intention du journal « Le Monde » et des feuilles déchirées. « Quand quelqu'un écrit des lettres, qu'on en trouve les brouillons dans sa corbeille à papiers et qu'il y a un petit mot sur son pare-brise, franchement, on n'a pas besoin de chercher midi à 14 heures. Cette affaire n'en est pas une. Pour moi, la thèse du suicide ne fait aucun doute », s'emportait, en 2005, Philippe Mestre, le directeur de cabinet de Raymond Barre, le Premier ministre de l'époque. (1)
De fait, c'est bien la machine à écrire de Robert Boulin qui a servi à rédiger ces fameuses missives. Mais le ministre est-il l'auteur de la totalité de ce texte ? Longtemps incongrue, la question a fini par se poser avec de plus en plus d'insistance au fil des années. Pourquoi Robert Boulin n'a-t-il pas adressé ce courrier à sa mère, dont il était le fils unique, à sa famille, qu'il chérissait plus que tout, au fidèle Louis Yung, le directeur de l'hebdomadaire « Le Résistant » à Libourne, qui avait accompagné son ascension politique ?
Son suppléant, l'actuel sénateur de la Gironde Gérard Cesar, s'étonnera aussi de recevoir le pli macabre à l'Assemblée nationale alors que Robert Boulin lui écrivait depuis toujours à sa mairie de Rauzan. Ces courriers sont accompagnés de mentions manuscrites authentifiées il y a trente-six ans par des experts graphologues sans forcément emporter l'adhésion de Georges Pauquet, l'ancien secrétaire général de la ville de Libourne dont Robert Boulin était le premier magistrat.
« Je me souviens très bien que nous n'avions eu aucun mal à relire ces annotations alors que d'habitude nous devions nous y prendre à plusieurs pour tenter de déchiffrer ce que M. Boulin avait écrit… Sa signature sur cette lettre ne me semblait pas réelle. » Qui plus est, ces courriers ont pour support un papier à en-tête « Ministère du Travail » dont Robert Boulin ne se servait plus. (2)
« Indéniablement, le corps de la lettre ressemble fort à du Boulin. Mais seules la première phrase et la fin de la lettre font explicitement référence au suicide. Inexplicablement, cette première phrase est décalée par rapport à tout le reste de la lettre. Comme si elle avait été ajoutée sans respecter l'interlignage du corps de la lettre », observe le journaliste d'investigation Benoît Collombat, dont le livre « Un homme à abattre » a donné du crédit à la thèse criminelle.

La thèse de la falsification

Robert Boulin a semble-t-il tapé plusieurs textes la veille de sa mort. Françoise Lecomte, sa plus proche secrétaire, a reconnu l'un d'entre eux lorsque le contenu de la lettre posthume a été publié. Le matin même de sa disparition, Robert Boulin avait confié à son officier de sécurité deux plis relatifs à l'affaire du terrain de Ramatuelle. Avec pour mission de les remettre à son avocat, Me Alain Maillot, et à la personne chargée de sa communication, l'énigmatique Patrice Blank. Décédé en 1998, cet ancien résistant, éditeur de presse, était un familier des réseaux de la Françafrique. Ceux-là mêmes qui contribuaient au financement occulte du RPR, fondé trois ans plus tôt par Jacques Chirac.
Ces deux lettres, vraisemblablement les mêmes, ne seront réclamées que des années plus tard par les juges. En vain. Elles se sont volatilisées. L'une d'entre elles a-t-elle servi à déguiser le crime en suicide ? « Toutes les lettres dites posthumes sont des photocopies, à l'exception des quelques mots manuscrits et de la signature. L'original est resté introuvable », insiste Fabienne Boulin-Burgeat, la fille du ministre.
La présence de Patrice Blank, flanqué d'un inconnu, le soir du 29 octobre 1979, dans l'appartement parisien des Boulin où la famille était au comble de l'anxiété, alimente bien des suspicions. « Emprunter la machine à écrire de mon père, puis la replacer, bourrer la corbeille à papiers d'indices fabriqués, s'emparer de dossiers qu'il avait rapportés du ministère, pourquoi pas ? Cela ne requérait pas trop de temps ni d'adresse particulière. C'est probablement ainsi que les choses se sont déroulées. Un interrogatoire sérieux de nos visiteurs, une reconstitution auraient en tout cas permis de clarifier les faits. Mais cela n'a pas eu lieu », déplore la fille du ministre. (2)
Le mystère est d'autant plus épais que les fameuses lettres posthumes n'ont pas forcément été envoyées depuis Montfort-l'Amaury, la ville des Yvelines où Robert Boulin a été aperçu quelques heures avant sa mort. Le préposé Denis Le Moal se rappelle bien avoir réceptionné des plis du ministère du Travail, mais certains d'entre eux, insuffisamment affranchis, contenaient selon lui des liasses de papiers et non les quatre feuillets de la lettre posthume.
Une lettre que, soit dit en passant, le secrétaire de Jacques Chaban-Delmas à Paris recevra le lendemain matin vers 9 heures alors que ce courrier, s'il avait été envoyé depuis Montfort-l'Amaury comme la justice l'a toujours affirmé, n'aurait pas à cette heure-là dépassé la ville de Trappes ! De quoi donner du travail à la doyenne des juges d'instruction de Versailles, si elle veut percer le mystère de la lettre posthume. Pour peu que cela soit encore possible, trente-six ans après sa rédaction.
(1) Benoît Collombat, « Un homme à abattre », éd. Fayard, 2007.(2) Fabienne Boulin-Burgeat, « Le Dormeur du val », éd. Don Quichotte, 2011.
http://www.sudouest.fr/2015/09/13/l-enigme-de-la-lettre-posthume-2122537-2966.php

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