samedi 7 octobre 2017

Affaire Grégory : dans le journal intime du juge Simon

Maurice Simon notait tout. Dans des cahiers à spirale, il a consigné durant des années ses impressions, ses réflexions, ses inquiétudes – tout ce que, d'ordinaire, un juge garde pour lui. Ce journal secret, c'est son fils qui l'a remis à la justice en janvier 2016. Son intime conviction sur l'affaire Grégory s'y dévoile au fil des pages. Alors qu'il approchait de la retraite à la cour d'appel de Dijon, le magistrat s'était vu confier en 1987 la lourde tâche de sortir le dossier de l'impasse. Avant lui, le juge Lambert, persuadé de la culpabilité de Christine Villemin, voulait la renvoyer devant les assises. Mais une cascade d'erreurs de procédure avait imposé un supplément d'information. La santé de Simon était fragile mais son expérience, reconnue. Pendant deux ans et demi, il fera tout pour percer le mystère. Quatre de ses cahiers, ­numérotés de 14 à 18, gardent la trace de ses recherches, de ses doutes puis, peu à peu, de ses certitudes. Ils sont en quelque sorte la boîte noire de son enquête. Et, pour ses successeurs, une pièce à conviction aussi troublante que passionnante.
"Je retrouve mon âme ancienne de juge d'instruction", écrit le juge, guilleret, le 17 juin 1987. Le mois suivant : "C'est vraiment l'affaire de ma carrière […]. Je sens tout le poids qui pèse sur mes épaules alors que la France entière me regarde." Le premier interrogatoire de Christine Villemin le marque. "On est tenté de la croire absolument sincère, victime d'une méprise abominable. Peut-on être certain de cette sincérité? La question est pour l'instant sans réponse : si elle ment, elle a une intelligence, une maîtrise de soi, une mémoire extraordinaires." Fin septembre, il ne doute déjà presque plus : "Tout se met à coïncider avec ce que je constate et abonde dans le sens de l'innocence de Christine Villemin."
Ses impressions sur ceux qu'il appelle "le clan Laroche" sont moins positives. La veuve de ­Bernard Laroche, Marie-Ange, refuse de déférer à sa convocation. Le juge consigne sur son cahier une "sévère explication" avec l'avocat de celle-ci, Me Paul Prompt, qui, dit-il, "se réclame de son appartenance au Parti communiste". "Il existe une volonté absolue de ce côté-là de faire de l'obstruction, note-t-il un jour d'octobre. Pas habile pour les consorts Laroche." Dans le même temps, le magistrat commence à recevoir des lettres anonymes, déplore les méthodes "d'une certaine presse". Le 9 décembre 1987, il évoque les auditions des grands-parents de Grégory : Monique Villemin, "rusée", et Albert, qui "arrache ses vêtements et fait une crise de nerfs" devant lui. "J'ai touché aux points sensibles et la réaction en est le signe", conclut-il, elliptique.

Le juge arpente la vallée de la Vologne

Le 26 janvier 1988, après deux journées d'auditions qui, selon lui, "accablent les Laroche-Bolle", il estime que "la culpabilité de Christine Villemin fond comme neige au soleil". Il ajoute : "Nous progressons sur la piste du vrai coupable mais là, ce sera plus dur." Le mois suivant, il se flatte d'avoir réussi à "confondre l'alibi de Bernard Laroche". Cependant, les mois passent, la maladie gagne du terrain (il est hospitalisé au printemps) et la vérité se dérobe. Le 20 juillet, quand il fête au champagne avec sa greffière le premier anniversaire de sa désignation dans l'affaire, il n'a guère avancé, même s'il a son cap : "Il faudra que je veille au grain lorsque j'attaquerai de front la famille Bolle comme je le ferai, inévitablement, avant la fin d'année."
Le vieux magistrat arpente la vallée de la Vologne à pied, en voiture, en hélicoptère ; reconstitue les trajets des protagonistes avec "ses" gendarmes. Grâce à ses "chronos", il disculpe Christine Villepin : "Il n'est matériellement pas possible que CV ait pu aller assassiner son fils", tranche-t-il le 25 juillet. Le 31 août, sur la dernière page du cahier no 14, il rédige cette conclusion provisoire : "A ce stade, le terrain des responsabilités est bien dégagé. Il semble bien que Christine Villemin doive être innocentée. Il paraît certain que Bernard Laroche a enlevé le petit Gregory. Il me reste à trouver […] qui a tué ce superbe enfant." Mais sa santé l'angoisse : "Les jours me sont comptés, car les troubles se multiplient, écrit-il. […] J'ai toujours eu le sentiment que, d'une manière ou d'une autre, je ne verrais pas la fin de l'affaire de l'assassinat du petit Grégory."

"On veut à tout prix m'empêcher d'entendre Murielle Bolle parce qu'on a peur qu'elle craque
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Les obstacles qui se dressent noircissent des pages du cahier. Le ministère de la Justice insiste pour que l'on juge Jean-Marie Villemin au plus vite (pour le meurtre de Bernard Laroche) et que sa femme bénéficie d'un non-lieu. Simon s'en énerve, jusqu'à imaginer des ­influences politiques : "C'est clair, il ne faut pas découvrir le ou les vrais coupables parce que ce sont Laroche et consorts et qu'il y a derrière eux le Parti communiste et des élus socialistes. Je m'explique mieux, dès lors, le culot des Bolle qui se croient tout permis." Lorsqu'il veut réinterroger Murielle Bolle, son avocat s'interpose. Bientôt, le juge est visé par une requête en récusation. "Il est clair que c'est la panique et que l'on veut à tout prix m'empêcher d'entendre Murielle Bolle parce qu'on a peur qu'elle craque", en déduit-il le 18 octobre 1988.
La fin de l'année venant, le ­magistrat sent le poids de la maladie et des épreuves. "Des soucis importants, une santé fortement ébranlée par mon opération de mars, ­note-t-il. […] L'affaire Villemin verra son épilogue mais l'accouchement ne se fera pas sans douleur et je peux y laisser des plumes."
Lire aussi : Révélations sur l’affaire Grégory : les découvertes des gendarmes qui relancent l’enquête
19 janvier 1989. Un nouveau personnage apparaît dans les cahiers : Marcel Jacob, "ennemi juré d'Albert Villemin", son beau-frère (et le grand-père de Grégory). On le soupçonne d'être le fameux corbeau qui harcèle la famille. Le 8 février, le juge note : "Ce Marcel Jacob […] voisin de Laroche, marié avec une femme haineuse que détestent les parents Villemin. Piste Jacob? Pistes à suivre…" L'affaire devient un labyrinthe dans lequel le juge semble se perdre. Un jour, il reçoit une lettre des parents de Grégory, qui récapitule "la haine de certains Jacob" envers les ­Villemin. Albert Villemin, le patriarche, est convoqué le 21 mars. Il qualifie les Jacob de "vipères", évoque le , le plus jeune frère de Monique Villemin, et Jacqueline, la femme de Marcel". C'est la première fois que l'implication du couple est clairement envisagée – vingt-sept ans avant leur mise en examen…

"Un combat de cinq heures" avec Murielle Bolle

En avril 1989, la dernière enfant des Jacob, Louisette, raconte au juge Simon "la confession" que Murielle Bolle lui aurait faite "en pleurant" sur sa "participation à l'enlèvement de Grégory par ­Bernard Laroche". "Ce qu'elle dit cadre mot à mot avec ce que ­Murielle avait dit aux gendarmes les 2 et 3 novembre 1984 et c'est ce qui confère une force extraordinaire à la déposition de cette femme simplette", écrit le magistrat. Murielle Bolle est à nouveau convoquée le 21 juin 1989. Maurice Simon espère des aveux, mais c'est un échec. Il décrit avec emphase "un combat de cinq heures […] pour casser la résistance opiniâtre de la jeune Murielle, qui sera une bonne dizaine de fois sur le point de craquer mais se reprendra toujours in extremis car elle est manifestement terrorisée par les comptes qu'elle devra rendre à sa famille". "Un moment, raconte-­t-il, ce regard, ah, pour un très court instant, se fixera sur le mien comme pour me dire : mais ne comprenez-vous pas que je ne peux parler?"
Avec quelques jours de recul, Maurice Simon fait le point : "Certes, je crois avoir prouvé que Laroche a enlevé Grégory mais je ne sais pas pourquoi on a assassiné et qui est l'assassin." Tout l'été, le sentiment d'impuissance le ronge. "Il y a peut-être derrière tout cela Marcel Jacob et sa femme […] Que faire pour arriver à casser le mur du silence?" Le 20 juillet 1989, son enquête a deux ans. Il formule ce qui sera sa dernière hypothèse : "L'assassin était à Aumontzey dans le triangle A (Bernard Laroche et son entourage) B (Michel Villemin et sa femme) C (Marcel Jacob et sa femme)" et énonce le souhait que, "quelque part dans l'univers, le petit Grégory Villemin puisse savoir que nous nous battons pour lui".
"J'aurai vraiment tout subi dans cette affaire du diable
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Peu à peu, sa santé se dégrade, son moral aussi. Il trouve refuge dans le travail et dans la foi. Le jour, il recense dans des tableaux les centaines d'appels du corbeau. Le soir, il va à l'église pour "prier, enfin avec Marie, la Vierge noire à qui j'ai tant confié de choses".
Le 25 octobre 1989, un journaliste de Détective le cite dans un article – il a "transformé un bavardage de trente secondes en interview", s'indigne le juge Simon. Il est à nouveau sur la sellette. Son président refuse de lui serrer la main, l'accuse d'avoir "discrédité" la cour d'appel. "J'ai fait tout ce que j'ai pu mais on ne me pardonnera pas un piètre résultat même si, pour moi, le fait d'avoir pu innocenter Christine Villemin est une victoire profonde", écrit-il en novembre. Au soir d'une réunion avec les gendarmes, il fait ce constat amer : "Aucun de nous n'ose le dire mais je sais ce que chacun pense. Nous allons faire semblant de nous battre pendant encore quelque temps et il nous arrivera d'y croire et puis, un jour, il faudra se décider à tirer le rideau. Je n'ai plus d'espoir. […] Le feu des passions, la haine des uns, la curiosité des autres, les mensonges de beaucoup trop, la publicité, les magouilles et les fausses vérités auront tout détruit."
Le 12 décembre, il fait une ultime tentative en convoquant encore Marcel et Jacqueline Jacob. Le mari vient seul. "Il me dit n'avoir pas compris que sa femme était aussi convoquée, écrit le juge. Il me paraît clair qu'il est venu en éclaireur. [Il] répond à mes questions pendant 3 h 30 mais en les éludant à un point tellement excessif que, sans s'en rendre compte, il accrédite encore plus la participation de Laroche au crime." Le 15 janvier 1990, l'avocat de Marie-Ange Laroche et de ­Murielle Bolle l'assigne pour le rendre responsable des lettres anonymes reçues par ses clientes après la parution de Détective. Il lui réclame d'astronomiques dommages et intérêts. "Belle manœuvre, cingle le magistrat. Un procès civil. Ainsi, si j'inculpe Marie-Ange Laroche ou Murielle Bolle, on me récusera pour raison de litige pendant entre nous." Le 18 janvier 1990, il écrit : "J'aurai vraiment tout subi dans cette affaire du diable." Dix jours plus tard, il est victime d'un infarctus qui l'éloigne à jamais de l'affaire. Il ne se doute pas que, vingt-sept ans plus tard, son journal intime contribuera à la relancer.

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