dimanche 5 septembre 2010

Le juge Cattin: "J'ai pris ma décision en toute indépendance"

D’un côté, un avocat qui jubile. Me Denis Dreyfus défend Monsif Ghabbour, multirécidiviste condamné à sept reprises et soupçonné d’avoir braqué le casino d’Uriage (Isère) dans la nuit du 15 au 16 juillet. Son complice supposé avait été abattu par la police, une mort qui avait déclenché trois jours d’émeutes dans le quartier de la Villeneuve, à Grenoble. Arrêté mardi, Ghabbour a été présenté à un juge d’instruction – qui l’a mis en examen pour "vol à main armée et tentative de meurtre sur agents de la force publique" – puis à un juge des libertés et de la détention (JLD). Contredisant son collègue, ce dernier a décidé, jeudi, de remettre le suspect en liberté, sous contrôle judiciaire. Une décision contestée par le parquet qui a fait appel. "Le caractère réconfortant de cette décision de ne pas incarcérer mon client est essentiel. Il démontre que magistrats et juges sont indépendants", assure Me Dreyfus, qui tient à saluer le courage du JLD. "Sa décision fait suite au déferlement de ce qui s’est passé à Grenoble, en juillet: effets d’annonce, opérations de police médiatisées alors que, par principe, les juges travaillent avec rigueur et dans une indépendance de la procédure pénale."

De l’autre côté, on trouve le président de la République, le ministre de l’Intérieur et des syndicats de policiers tous ulcérés par la décision de remise en liberté: "Je pense aux policiers qui se sont donné tant de mal pour retrouver ce délinquant, c’est bien difficilement compréhensible qu’on le remette en liberté dans ces conditions", a déclaré vendredi Nicolas Sarkozy. Ajoutant: "Le ministre de l’Intérieur a dit ce qu’il convenait de dire en la matière." Qu’a dit Brice Hortefeux? "J’ai appris avec consternation la décision qui avait été prise alors qu’il y avait une enquête extrêmement minutieuse menée par les services de police et de gendarmerie. Cette enquête avait conduit à l’identification et à l’interpellation d’un individu mis en examen pour des faits extrêmement graves…"

"A cte de forfaiture"
L’avocat d’un côté, le ministre de l’autre. Et au centre de cette affaire qui prend des allures de tempête politico-judiciaire, un magistrat, Yann Cattin, seul JLD du tribunal de Grenoble qui assume sa décision. Joint vendredi matin par le JDD, le juge affirme: "J’ai pris ma décision en toute indépendance, au vu des éléments du dossier. Les articles 143-1 et 144 du code de procédure pénale évoquent 'des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure'. L’examen de ce dossier contradictoire m’a conduit à estimer que les critères n’étaient pas remplis pour procéder à un placement en détention."

Toute la journée de vendredi, les accusations ont plu sur le magistrat qui a reçu, selon nos informations, des appels anonymes insultants à son bureau. "L’indépendance des juges ne doit pas conduire à faire absolument tout ce qu’on veut", a lancé le chef de file des députés UMP, Jean-François Copé. Synergie (second syndicat d’officiers de police, classé à droite) s’est dit "écœuré", parlant d’un "acte de forfaiture". Nicolas Comte, secrétaire général d’Unité police SGP-FO (premier syndicat des gardiens de la paix, classé à gauche), s’est demandé si les policiers "devaient encore prendre des risques pour interpeller les truands". "Inadmissible, intolérable et scandaleux", a pour sa part dénoncé Alliance (second syndicat de gardiens de la paix), accusant certains magistrats de se "livrer à une croisade antipolicière".

Magistrat d’expérience, ancien vice-président du tribunal de grande instance de Basse-Terre (Guadeloupe), nommé à Grenoble en juillet 2005, Yann Cattin serait-il un dangereux idéologue laxiste qui se contente de placer Ghabbour sous contrôle judiciaire? L’intéressé, qui se dit "surpris par la teneur des déclarations de certains syndicats de policiers", s’en défend évidemment, mais fait savoir qu’il n’en dira pas plus. L’Union syndicale de la magistrature (syndicat auquel n’appartient pas le JLD grenoblois qui n’est pas syndiqué) réfute à sa place l’accusation. Rappelant que dans la même journée de jeudi le juge Cattin n’a pas hésité à placer en détention provisoire quatre autres personnes (dont deux mineurs) poursuivis dans deux autres affaires de vol à main armée et de viol.

"Un dossier bien plus complexe qu’il n’y paraît"
Une source judiciaire estime que la mise en cause de Moncif Ghabbour ne repose que sur des témoignages et une expertise en odeurs prélevées sur la scène de crime. "La réalité du dossier est bien plus complexe qu’il n’y paraît, confie un magistrat grenoblois. Le dossier n’est ni vide, comme le prétend l’avocat de Ghabbour, ni accablant, comme l’assurent l’accusation et les enquêteurs. On nous l’a vendu sur le thème 'C’est lui qui a fait le braquage, ça ne fait aucun doute', mais si, justement, il y a des doutes. Ce dossier est tangent et c’est là justement le mérite du JLD. Il a pris une décision tout à fait justifiée sur le plan légal."

Autre magistrat grenoblois, Christophe Vivet, vice-procureur du tribunal et secrétaire national de l’Union syndicale de la magistrature, défend lui aussi la décision de son collègue: "Le terme de forfaiture est inacceptable. Que veut-on? Que ce soit le ministre de l’Intérieur ou le préfet qui décide de qui doit aller en prison? Après les Roms, les maires de gauche, la presse, le pouvoir cherche-t-il un nouveau bouc émissaire en attaquant les magistrats? La majorité actuelle a fait voter au Parlement une loi qui stipule que l’incarcération doit constituer une exception, l’ultime recours. Le juge l’applique et on le traîne dans la boue? On l’accuse de prendre une décision politique? Mais comment peut-on croire qu’un juge va remettre en liberté quelqu’un qu’il sait être un criminel pour des raisons politiques? Il n’y a pas de justice politique en France."

Politique ou pas, cette affaire éclaire une nouvelle fois la délicate mission des juges des libertés et de la détention. Créé par la loi sur la présomption d’innocence de juin 2000, ce magistrat décide des placements en détention provisoire et de leurs éventuelles prolongations, décisions prises auparavant par le seul juge d’instruction. Mais dix ans après leur création, les JLD n’ont toujours pas de statut, à la différence par exemple des juges d’instruction. "On peut lui reprocher le matin de trop placer en détention provisoire, l’après-midi c’est le contraire et on lui tombe sans arrêt dessus, il est dans une boîte à claques", résume Laurent Bedouet, secrétaire général de l’USM. De leur côté, les avocats reprochent souvent aux JLD de ne pas oser aller à l’encontre de la demande de détention du juge d’instruction, ce qui n’a pas été le cas à Grenoble et a pourtant déclenché la polémique. Mal aimés et très exposés, les JLD sont aussi surnommés "Jamais Libre pour le Dîner", du fait de leur charge de travail qui les contraint à rester souvent tard le soir à leur bureau.
http://www.lejdd.fr/Societe/Justice/Actualite/Le-juge-Cattin-J-ai-pris-ma-decision-en-toute-independance-218158

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