lundi 21 février 2011

Outreau: Ils étaient treize innocents

Les acquittés d'Outreau restent marqués par le scandale judiciaire dix ans jour pour jour après le début de l’affaire
Wiel, on ne fait pas de dépression. On résiste. Tête haute et verbe frondeur. Quand le jeune juge d’instruction Fabrice Burgaud l’accusait d’avoir violé les gosses du quartier HLM de la Tour-duRenard, à Outreau (Pas-de-Calais), Dominique Wiel, le prêtreouvrier, entonnait la Marseillaise. Pour garder un peu de dignité dans l’enfer carcéral de Fleury-Mérogis, le curé avait deux méthodes : plusieurs demandes de remise en liberté chaque semaine et des grèves de la faim périodiques, au gramme près : perdre 10 kilos mais pas plus, histoire de ne pas y laisser la peau. Dix ans après le début de l’affaire, qui s’est soldée par l’acquittement de treize accusés longtemps présentés comme de dangereux pédophiles, l’obstiné de 74 ans, s’agace de voir "Nicolas Sarkozy instrumentaliser notre histoire pour taper contre les magistrats" ."Les juges font bien de se révolter : la justice manque de moyens. Ce n’est pas la seule raison qui a conduit au fiasco d’Outreau, mais c’en est une. Cependant le mépris de la magistrature pour les justiciables qui nous a conduits en prison n’a pas disparu."


Après le verdict d’acquittement général et la célébration des innocents par la République en 2005, Dominique Wiel est retourné vivre dans sa cité ouvrière et chômeuse, à deux pas de Boulognesur-Mer. "Oublier, je ne pourrai jamais mais la vie a repris comme avant." Comme avant, le militant se tient au côté des plus pauvres : trois jours par semaine, il fait de l’alphabétisation auprès des clandestins de Calais qui rêvent de passer en Angleterre.


"C’est l’affaire du siècle ! Avouez!"
"Dans ma cellule à Amiens, je savais que je sortirais un jour. J’espérais que la vérité éclaterait mais on ne renaît pas de ses cendres…" Après le verdict, Roselyne Godard, la "boulangère" d’Outreau, la plus médiatique des treize, avait décidé de devenir avocate. Cinq ans plus tard, ses études de droit piétinent et elle vit, "à droite à gauche", du RSA. Toujours hantée par les humiliations subies et par le décès en juin 2009 de son ex-mari et coaccusé, le mécanicien Christian Godard. "Je vois avec bonheur mon petit-fils grandir, mais mon mari n’a pas eu cette joie. Avec ma fille, je rattrape le temps perdu."


Comme le prêtre-ouvrier, Roselyne Godard porte un regard d’experte malgré elle sur le monde judiciaire. La commission d’enquête parlementaire d’Outreau a-t-elle "accouché d’une souris", ainsi que l’a dénoncé cette semaine dans une lettre ouverte l’ancien chauffeur de taxi Pierre Martel, un autre des treize? "Tout n’est pas rose, mais aujourd’hui, dans le bureau des juges d’instruction, les interrogatoires sont filmés. S’il y avait eu une caméra, jamais le juge Burgaud ne se serait permis de me balancer : 'C’est l’affaire du siècle! Avouez!'" "La commission d’enquête parlementaire a accompli un travail pharaonique qui n’a pas été suffisamment exploité, c’est une occasion manquée", tempère le pénaliste lillois Frank Berton.


Avec son confrère d’Amiens, Hubert Delarue, Me Berton a été le premier, dès 2002, à théoriser l’erreur judiciaire : faillite des services sociaux, enquêtes et instructions bâclées, expertises psy délirantes, aveuglement de la chambre de l’instruction. "Outreau a cristallisé tous les dysfonctionnements. Grâce à cette faillite monumentale, les magistrats ont appris à accepter la contradiction, ils nous accordent plus facilement des expertises. Les mentalités ont changé", se réjouit de son côté Hubert Delarue.


"Maman, je préfère ne pas te raconter ce que j’ai vu en prison." Mère poule toujours à veiller sur son grand fils Thierry Dausque, un autre des treize, Nadine Dausque constate tristement que l’affaire a brisé sa famille. "On fait avec, mais Thierry n’a toujours pas de travail. Et, parfois il ne va pas bien." Lui explique que "parfois, c’est dur". "Si j’étais sûr que maintenant, les juges d’instruction sont des gars compétents et expérimentés, ça me consolerait un peu…"


Le climat de l’époque : la chasse aux pédophiles
Même scepticisme et même difficulté à reprendre pied chez Daniel Legrand fils, 29 ans, le benjamin d’Outreau, toujours sans emploi. "J’ai été arrêté à 20 ans. La prison n’est pas la meilleure manière d’entrer dans la vie active." Désormais retraité, son père, Daniel Legrand, sourit tristement des petites mesquineries administratives. On avait promis à cet ancien ouvrier que les trois ans de prison compteraient pour sa retraite, il a dû racheter – 4.000 € – les trimestres perdus. Oublier? "Mais comment? L’affaire a coulé mon fils. Et puis les 'vrais coupables…' Le juge Burgaud a eu un blâme mais tous ceux de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Douai, à qui je gueulais que j’étais innocent, je suis sûr qu’ils ont fait carrière!"


"Que sont les magistrats devenus ? s’interroge Pierre Martel dans sa lettre ouverte. Sans doute coulent-ils des jours tranquilles…" Sur les 60 magistrats qui sont intervenus dans ce dossier, seuls deux ont dû rendre des comptes devant le CSM. L’ex-jeune juge Fabrice Burgaud est en poste au parquet de Paris. "Cette affaire le hante", témoigne un de ses collègues. Aujourd’hui, substitut général à la cour d’appel de Caen, l’ancien procureur de Boulognesur-Mer, Gérald Lesigne, affiche une sage sérénité. "J’ai pris ma part de responsabilité. Mais il ne faut pas oublier le climat de l’époque – la chasse aux pédophiles – et les maladresses des services sociaux."


Avocat général aux assises de Saint-Omer après avoir lancé l’enquête, ce magistrat chevronné assure avoir réalisé à l’audience la faillite de l’instruction : "Il aurait pu ne pas l’assumer, il lui a fallu du courage pour plaider l’acquittement de six des treize accusés", souffle un de ses détracteurs de l’époque. "Mon réquisitoire a été la traduction d’une liberté, un acte personnel pas forcément évident. Mes regrets étaient – et sont – sincères."


http://www.lejdd.fr/Societe/Justice/Actualite/Les-treize-acquittes-d-Outreau-sont-toujours-profondement-marques-par-l-affaire.-272105

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