Le drame, d'une extrême violence, avait bouleversé la petite famille de la presse et laissé celle de la victime dans un état de sidération. Qui pouvait en vouloir à cet homme de 60 ans aux manières et à l'humour so British? La réponse est tombée quatre jours plus tard, avec l'arrestation du fils de la victime et de l'un de ses amis. Le premier, Louis (1), âgé de 17 ans et demi, avait fomenté le crime, mû, semble-t-il, par la haine de son père. Le second l'a commis en démontrant un sang-froid stupéfiant: avant même son arrestation, alors qu'il se trouvait chez une amie, Dany Manfoumbi, c'est son nom, se vantait de son exploit. Les deux hommes comparaissent du 2 au 6 septembre devant la cour d'assises des mineurs de Paris pour assassinat. Ils encourent la perpétuité.
Les audiences auront lieu à huis clos, et c'est sans doute la seule bonne nouvelle annoncée aux parents de la victime depuis deux ans et demi. "La famille Mazières, très unie et doublement déchirée, espère que l'intimité des débats permettra de résoudre la véritable énigme de ce dossier : le mobile du crime", estime Me Richard Valeanu, avocat des parties civiles. Celles-ci sont au nombre de huit, dont deux cousins et la soeur aînée de Bernard Mazières. Cette femme discrète et sans enfants était très proche de son frère et de son neveu. C'est grâce à elle si Louis a effectué sa scolarité à l'Ecole active bilingue, un établissement chic et privé situé dans le XVe arrondissement fréquenté par les enfants de politiques, d'avocats et de stars du cinéma. L'enseignante, récemment nommée directrice adjointe, avait pu faire bénéficier son neveu de la gratuité accordée aux enfants des professeurs de l'école. Aux funérailles de Bernard Mazières, elle a voulu tendre la main à celui qui venait d'être incarcéré à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis: "Quant à toi, Louis, tu fais toujours partie de notre famille", a-t-elle murmuré, après un ultime adieu à son frère...
Bernard Mazières est âgé de 43 ans lorsque son fils voit le jour, le 16 juin 1993. La maman est une très jeune femme blonde d'origine corse, croisée dans les couloirs de L'Express, où elle fait une apparition comme stagiaire. "Bernard l'a vue passer un jour. Il s'est levé, et l'a aussitôt invitée à prendre un verre!" raconte un ancien confrère et ami du journaliste, qui décrit celui-ci comme un homme "drôle, charmant, noceur, dragueur, pas vraiment taillé pour le rôle de père. Disons pudiquement qu'il aimait beaucoup la vie". Les charges familiales s'accommodent mal des bouclages tardifs et arrosés, et, au bout de trois ans, le mariage bat de l'aile. "Le divorce a été houleux. Les deux familles ne s'entendaient pas", se souvient une amie du couple. Louis rend visite à son père le week-end, puis partage son quotidien entre ses deux parents, qui vivent à quelques centaines de mètres l'un de l'autre. L'enfant est gâté, choyé, mais aussi turbulent, voire colérique. "Je ne le contrôle pas", s'excuse le journaliste, lorsque, flanqué de son petit garçon, il descend parfois rejoindre un ami, le soir, dans l'un des bars de la rue Guisarde. "Bernard avait du mal à adapter son mode vie à sa paternité", se désole un proche. Un jour, Louis, en pleurs, téléphone à sa mère: "Papa a bu, c'est horrible", dit l'enfant de 7 ans.
"Je sais que j'étais l'amour de sa vie"
De l'avis de tous, Bernard Mazières adore pourtant son unique enfant. "Il en était très fier et parlait tout le temps de lui", raconte son ami de vingt ans le journaliste Dominique de Montvalon. Le récit fait par Louis aux enquêteurs de la brigade criminelle ne dit pas autre chose: "Mon père n'était pas dur, il avait des principes. Je sais que j'étais l'amour de sa vie", a reconnu le lycéen lors de sa garde à vue, tout en affirmant qu'il se sentait beaucoup plus proche de sa mère et qu'il avait le sentiment, durant les mois qui ont précédé le drame, que son père le méprisait. Car, avec les années, un abîme s'est creusé entre ces deux êtres, dont l'un vit à fond son adolescence et l'autre ne l'a jamais vraiment quittée. Place Saint-Sulpice, le ciel se charge souvent d'électricité. Louis estime que son argent de poche - entre 400 et 500 euros par mois, soit un tiers du smic - est insuffisant.Bernard Mazières reproche au lycéen ses fréquentations douteuses et ses absences répétées à l'école, dont l'adolescent finit par être viré, en juin 2010. Sa mère ayant reconstruit sa vie et donné naissance à une petite fille à laquelle il est très attaché, le jeune homme semble figer sa colère sur ce père devenu chômeur, qui continue, à 60 ans, de galantiser auprès de demoiselles trois fois plus jeunes que lui. "Il me hait", confie un jour le journaliste à sa soeur. Au gré de la météo familiale, l'adolescent dort chez l'un ou l'autre de ses parents, beaucoup en cours aussi, quand il consent à s'y rendre. Sa vraie journée commence la nuit. Il rejoint alors ses amis dans le Marais avant de s'envoler vers le Gibus, les Planches ou les Jardins de Bagatelle. Pas le genre à zoner sur les Champs entre deux cuites à la Kro, l'amicale lycéenne. Entre jeunes gens bien nés, on se défonce de bon coeur au champagne, au cannabis, mais aussi, parfois, à la coke et aux ecstasys, en prenant garde de ne pas trop froisser sa chemise griffée The Kooples...
Des relations familiales complexes
Ce portrait de l'enfant roi brûlé par ses excès hérisse Me Grégoire Lafarge, l'avocat de Louis: "Ceux qui font la part belle à l'argent et à la drogue dans cette affaire se trompent. On ne peut lire cette tragédie qu'à la lumière des relations extrêmement complexes entre un père, une famille, et un adolescent perdu et très fragile", plaide-t-il. C'est néanmoins dans ce décor où l'argent et l'alcool - surtout l'argent - coulent à flots que Louis rencontre Dany Manfoumbi, en 2008. Le jeune homme, né au Gabon en 1985, a intégré le groupe via le réseau social Myspace, où il se présente sous le pseudonyme décadent à souhait de "Clochard de luxe".Il est aussi l'auteur d'un blog baptisé "Ta vie se consume comme ma clop". Sous le nom de "Dany Hunter", il y refait le monde en citant American Psycho, le roman chic et gore de Bret Easton Ellis, son idole. Un peu mégalo, très fêtard, toujours sapé comme un prince, Dany en impose, même si les autres ne savent finalement pas grand-chose de sa vie. A-t-il 20 ans ou 23 ans? (25, en fait, au moment du crime). Le jeune homme se dit tantôt étudiant à Polytechnique, tantôt inscrit en physique à l'université Pierre-et-Marie-Curie, agent immobilier à Montreuil, aussi. On lui connaît un frère plus jeune, quelques antécédents en hôpital psychiatrique, une mère installée dans une contrée très très lointaine baptisée le Loir-et-Cher... "Dany était un peu mytho, sympa, marrant, futé, et pas le genre bagarreur ou embrouilleur. Même si le fait qu'il se défonçait aux médocs et aux antidépresseurs le rendait un peu inquiétant", se souvient l'un de ses anciens compagnons de fête. "On sentait qu'il ne fallait pas trop le faire venir chez soi", nuance un autre.
Louis, lui, invite partout son nouvel ami: "Ils traînaient tout le temps ensemble." Les deux garçons, intelligents et cultivés, échangent sur la littérature, la musique et, inévitablement, règlent leurs comptes à leurs familles respectives. Dany déroule son parcours heurté. Un père, Gabonais mêlé de sang grec, vite évanoui dans la nature. Une mère partie de Libreville, sans lui, pour s'installer en France, alors qu'il n'a que 4 ans. Une grand-mère paternelle qui détourne l'argent destiné à son éducation et le maltraite jusqu'à ce que, alertée par une tante, sa mère s'organise pour le faire venir en Europe auprès d'elle. La misère affective n'appartient à aucun milieu, et les amis de Louis, avec leurs cartes Gold et leurs vacances à Saint-Barth, n'y échappent pas. Mais l'histoire de Dany est singulière. Le jeune homme en a une bien meilleure encore, qu'il adore raconter en jouant au héros: l'agression, à la machette, d'un lycéen de Montaigne, en février 2009. La victime, rencontrée la veille, embellissait ses fins de mois en dealant du shit auprès de ses copains. Autant dire qu'il avait la carrure d'un petit poisson, mais les requins de la pègre ne fraient pas tous les jours Rive gauche, et Dany rêvait d'éliminer une "plaie de la société". Alors il a donné rendez-vous à l'étudiant, lui a tailladé la gorge, avant de lui dérober un ordinateur portable, un pochon de cannabis et 100 euros. Devant les policiers, Dany s'était justifié par l'antipathie ressentie à l'égard de sa victime. Il jugeait le jeune homme "hautain et arrogant". Il voulait, dit-il, lui "faire peur", "voir jusqu'où il était capable d'aller et ce que cela faisait d'être en mesure d'ôter la vie à une personne".
Un coup d'essai, en somme, pour le "French Psycho" en puissance. Par son geste de "folie psychotique", Manfoumbi exprimait une "grande souffrance liée à un profond sentiment d'abandon et à un sentiment de culpabilité lié au rejet parental ainsi qu'aux sévices infligés par la grand-mère paternelle", note le jugement daté du 14 octobre 2011.
"Le premier est la tête, l'autre le bras du crime"
Après l'agression, qui a valu une énorme frousse à la victime et trente mois de réclusion à l'auteur des faits, une partie de la bande s'est détournée de Dany. Pas Louis. Ces deux-là s'attirent en effet comme des aimants. "L'un sans l'autre, cette affaire n'existe pas. Le premier est la tête, l'autre le bras du crime", analyse Me Valeanu, qui parle d'une "complicité infernale et toxique" entre les deux garçons.C'est au début du mois de décembre 2010 que germe le projet funeste. A la demande de sa mère, Louis passe le semestre place Saint-Sulpice et le vit mal. Sa terminale L, à Montaigne, s'est mal engagée. Une rupture sentimentale et une dépression larvée alourdissent son moral. Deux disputes violentes, l'une à l'été 2010, l'autre le 10 décembre, l'ont opposé à son père. Est-ce lors de cette dernière crise, où les deux hommes ont failli en venir aux mains, que tout vacille? L'adolescent est en tout cas à bout de nerfs. "C'était soit lui, soit moi", dira-t-il, plus tard, aux policiers.
Ce sera donc Bernard Mazières. Un soir, attablé à une terrasse de Mabillon, l'adolescent flirte pour la première fois avec le pire. Pourquoi ne pas envisager un empoisonnement, gage d'une mort sans souffrance? dit-il à son ami Dany. Mieux vaut un vol qui tourne mal, réplique celui-ci, ravi d'apporter son aide et d'assouvir ses pulsions meurtrières. La suite est un précipité infernal doublé d'une démonstration d'amateurisme. Coups de fil - 26, la seule soirée du meurtre! - , mails, textos, "le plan" ne cesse de fleurir dans les échanges entre les deux garçons, comme dans ce message daté du 18 décembre: "On peut se rejoindre dans le XVIe, si tu veux, rue de la Pompe, il faut que je t'explique mon plan. Mon idée est d'une efficacité redoutable et d'une brutalité incroyable...", écrit Dany. Le choix de l'arme du crime revient à ce dernier: un marteau à deux embouts que les spécialistes appellent une massette. Mais c'est ensemble que les deux hommes l'achètent dans un magasin de bricolage de la capitale... en ne prenant même pas garde de se débarrasser du ticket de caisse.
L'année s'achève, une année éprouvante pour Bernard Mazières, qui, à l'image de millions de Français, prévoit quelques réjouissances. Un dîner chez lui, le 23 décembre, avec ses voisins joyeux et couche-tard qui forment comme une famille, avant un voyage à Venise pour y célébrer le réveillon du jour de l'An. Le dîner, c'est la terrible ironie de ce drame, est réussi. Il y a bien un échange animé entre Vincent Lindon et Louis, mais rien d'anormal quand on connaît le tempérament ardent des deux hommes. Tout s'accélère vers 1 heure du matin. L'acteur prend congé de l'assemblée, bientôt suivi des autres. Louis, accompagné d'un ami, salue son père pour la dernière fois. "Je t'aime", lui glisse étrangement celui-ci pour la première fois depuis des mois. En bas, vêtu d'un manteau sombre, Dany trépigne: il attend depuis plus d'une heure dans le froid et s'inquiète de l'arrêt prochain des transports en commun. Il n'a cessé de presser son ami pendant le dîner. Une longue conversation dans le hall - le duo a prévu de se retrouver au Pub Saint-Germain, à quelques rues de là, vers 2 heures du matin - puis Louis téléphone à son père pour le prévenir qu'un copain doit passer prendre un casque audio.
L'adolescent enfourche alors son scooter et disparaît dans la nuit. Dany s'engouffre dans l'immeuble... Lorsque la femme de ménage de Bernard Mazières découvre le corps, vers 14 heures, la veille de Noël, le couteau a retrouvé sa place, dans la cuisine. Le marteau, lui, a disparu, jeté par Dany quelque part au fond des eaux verdâtres de la Seine, où il croupit toujours. Placés en garde à vue, les deux complices passent rapidement aux aveux, sans se rejeter l'un l'autre la responsabilité des faits. Les deux amis se tiennent les coudes, mais, à mesure que l'instruction progresse, une distance s'établit entre eux. Comme réveillé d'un terrible cauchemar, Louis évoque "une idée en l'air" simplement partagée avec un ami. "Je me suis laissé engrener dans un processus qui n'était pas mon choix et qui ne me convenait pas. Cette idée s'est trouvée réalisée sans que je sache comment. J'ai donc l'idée et après je n'avais plus les commandes de ce qui s'est passé et je ne maîtrisais plus rien", déclare-t-il. Autre notable variation, le mot "haine" - cette haine envers le père un temps avancée comme mobile du crime - s'est effacé de son discours. "Ce "parricide" représente une véritable énigme psychopathologique", reconnaissent, perplexes, les experts.
Quelle lumière jaillira du huis clos solennel et familial des assises? Celui-ci s'annonce tendu, d'autant qu'un fait nouveau vient de s'inviter au débat: Bernard Mazières - l'examen génétique réalisé durant l'instruction l'atteste - n'était pas le père biologique de Louis. Le jeune homme l'a appris alors qu'il se trouvait en détention, à Fleury, lors d'une visite prolongée avec sa mère au parloir. Le journaliste, lui aussi, semble l'avoir ignoré : "Il ressortait des témoignages que Bernard Mazières n'avait jamais ouvertement exprimé de doutes sur sa paternité", précise l'ordonnance de renvoi devant la cour d'assises. Parricide juridique et non pas biologique: la nuance est de taille et pèsera forcément à l'audience. "Beaucoup de grandes personnes ont failli dans cette histoire", se contente de déclarer Me Grégoire Lafarge.
Derrière leurs barreaux, les deux anciens inséparables se préparent comme ils le peuvent à l'épreuve du procès. A Fresnes, Dany tue son stress et son mal-être à coups de médicaments. Louis se réfugie dans les études. Son bac L avec mention bien en poche, il apprend par correspondance la philosophie et les arts appliqués. A sa mère et à son beau-père, qui lui rendent visite chaque semaine, aux amis qui font le déplacement jusqu'à Fleury, il raconte sa réalité de taulard, si éloignée de ses attaches bourgeoises: la pâte à pizza bricolée au moyen de chips écrasées, la camaraderie virile nouée avec les autres pensionnaires du bâtiment D3, les moqueries du voisinage le jour où il a voulu écouter les Anglais de Joy Division - la "musique blanche" n'est pas toujours très populaire, en prison. Depuis, le jeune homme s'en tient au jazz et lit beaucoup, paraît-il. Il a fêté son 20e anniversaire le jour de la Fête des pères.
(1) Le prénom a été changé.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/actualite/societe/assassinat-de-bernard-mazieres-le-proces-des-amis-terribles_1277128.html#jITgyMO6HSueFUSa.99
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