mercredi 4 février 2015

Procès du Carlton : itinéraires d'enfants gâchés

Quand la marée médiatique se retire, il reste sur la plage un varech plat à l'odeur qui dérange. Changement d'ambiance complet, hier, au tribunal correctionnel de Lille. D'abord, le président Bernard Lemaire, qui avait lundi un nœud papillon à rayures en avait cette fois un à pois. Ensuite, les batailles de procédure où les avocats entrent en éruption comme des volcans en robe noire sont terminées. Enfin et surtout, il n'y avait hier matin ni DSK, ni Dodo-la-Saumure, les stars de ce procès pour proxénétisme aggravé.
Il reste des personnages en chute libre, des anciens enfants qui ont beaucoup gâché leur vie. Ainsi, René Kojfer et il faudrait un Houellebecq pour décrire ce «tocard» (selon un de ses «amis») fasciné par la lumière. En 1941 naît ce petit enfant juif dans une famille de commerçants : les temps sont cruels, et on cache l'enfant en Suisse.
- Ensuite, j'ai commencé à travailler avec mes parents à l'âge de 14 ans, dans le textile. Pendant très longtemps, je faisais du porte-à-porte, à la mort de mon papa et de ma maman, j'ai vendu des trousseaux…
À la cinquantaine, il entre à la mutuelle de la police au moment où celle-ci doit s'adapter aux nouvelles lois, et se défaire de ses bien immobiliers. Kojfer sera «l'homme de paille» du vrai gérant, le président, un ancien policier devenu détective, surnommé «Nestor Burma»…
A Lille, Kojfer, franc-maçon volubile et plein d'entregent, disait de lui-même qu'il était «plus connu que Pierre Mauroy» ! Mais le président lui fait observer qu'il est un peu mytho…
- Vous avez une maison à Washington ?
- Non, pas du tout…
- Pourtant, quand DSK a été arrêté, vous dites, dans une conversation téléphonique : ils sont fous, aux USA, moi je vends ma maison là-bas, il ne faut pas leur laisser un sou…
Les fêlures apparaissent. Kojfer, vrai-faux notable est «mal structuré, immature» dit le psychiatre. Ses copains sont sévères : radin, pieds nickelés, excentrique. D'ailleurs, son avocat, Me Hubert Delarue, le secoue comme un mioche :
- C'est vrai que vous avez été frappé par votre femme ?
- Oui…
L'hôtel de la mutuelle de la Police va être vendu, Kojfer va rester employé dans la place, aux relations publiques. Le grand patron, c'est Hervé Franchois. Un ancien industriel, papetier et minotier qui investit en 2000. Il vendra ensuite à son directeur, Francis Henrion deux hôtels sur les trois qu'il possède.
Henrion, cela aurait pu être le parfait exemple d'un ascenseur social réussi. À 16 ans, il entre dans l'hôtel comme bagagiste, à 40 ans, il est patron. Une vraie succes story. Mais deux tragédies vont briser l'itinéraire cet enfant méritant. D'abord, la perte d'un garçon de 13 ans, d'une tumeur, en 2010. Puis l'affaire du Carlton.
«En détention, je ne pouvais pas expliquer à ma femme et à mon (autre) fils ma version…» dit-il, la voix étranglée. Sentiment, là aussi, de gâchis…
Gâchis encore, gâchis surtout, avec Jade. La quarantaine, menue, casque châtain clair, lunettes fumées, voix lassée.
- Je suis sortie de tout ce passé…
Elle raconte. Le divorce avec son mari. La garde des enfants. L'impossibilité de trouver un travail, qui lui permette de s'occuper de ses petits qui ne sont pas en âge d'aller l'école.
- Un jour, j'ai ouvert le frigo, dit-elle. Il était vide. Alors, j'ai décidé d'appeler le numéro de téléphone, où je savais qu'on allait me proposer de me prostituer. J'ai composé le numéro 7 ou 8 fois, sans le terminer. La première fois que j'y suis allée, j'étais morte de trouille.»
La salle retient son souffle. L'huissière apporte un mouchoir à Jade. On plonge dans les abysses. Dans la cave où elle fait des passes, dans un «club» en Belgique. René y passait, toujours accompagné.
Puis c'est au tour de Sonia, autre enfant perdue, de venir à la barre. Elle disparaît sous la doudoune. Une voix de souris monte derrière les épaisseurs.
- J'ai refait ma vie.
Elle explique. Comment René la met en contact avec d'autres hommes pour du sexe tarifé. Comment elle a une relation avec lui «par compensation» lui fait dire le président.
- Elle me plaisait bien, dit René.
- Elle 25 ans, vous 70… fait observer le procureur Fèvre. - C'était pour mon plaisir, peut-être pour le sien aussi, répond René. Sérieux ?
René les bons tuyaux, toujours au téléphone…
- Mettre en relation, demande le président, vous avez dit aux policiers que c'était être entremetteur…
- Oui, reconnaît René.
Il y a Estelle, Mounia, Emmanuelle, et d'autres…
- Vous touchiez de l'argent ?
- Ah, non, je ne suis pas proxénète ! proteste Kojfer
Il y a des passes, beaucoup. Tarifées ou non. On presse René de questions, mais il est sourd, dans tous les sens du terme…
- Vous trouvez normal de mettre en relation des jeunes filles de 20 ans, en grande précarité, avec vos amis, pour des relations tarifées ? demande Me Emmanuel Daoud, partie civile pour le mouvement «Le Nid».
- Si ça peut rendre service…
Le René Kojfer, plutôt sympathique en début de matinée, se fait cynique ou fuyant. Amateur de relations tarifées, organisateur de parties fines, et quand Sonia refuse une deuxième fois ses avances, il la dénonce à la police. René s'embourbe, René s'enfonce. D'ailleurs, il se sent mal. L'audience est suspendue. Avec un sentiment de tristesse et de malaise. On a évoqué les fêtes et le champagne. Mais aussi l'atroce envers du décor. Comme cet anniversaire organisé par René dans un restaurant de la banlieue lilloise, où Jade a vu une gamine de 20 ans, ivre morte, se «faire passer dessus par tout le monde dans les toilettes.»
http://www.ladepeche.fr/article/2015/02/04/2043232-proces-du-carlton-itineraires-d-enfants-gaches.html

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