vendredi 23 juin 2017

Affaire Grégory : une famille rongée par la haine

Ça lui aura pris vingt ans. Vingt ans pour venir chercher Grégory dans sa tombe. Un jour de 2004, Jean-Marie Villemin est arrivé, seul, pour exaucer la promesse faite à Christine : « Un jour on partira, on emmènera Grégo, on ne laissera rien. » Il a fait retirer l’inscription « A notre fils » et la photo dans le médaillon, il a fait effacer le nom, les dates, 1980-1984, et enlever la statuette en bronze de la Vierge Marie. Ne sont restés que les deux ...
Ça lui aura pris vingt ans. Vingt ans pour venir chercher Grégory dans sa tombe. Un jour de 2004, Jean-Marie Villemin est arrivé, seul, pour exaucer la promesse faite à Christine : « Un jour on partira, on emmènera Grégo, on ne laissera rien. » Il a fait retirer l’inscription « A notre fils » et la photo dans le médaillon, il a fait effacer le nom, les dates, 1980-1984, et enlever la statuette en bronze de la Vierge Marie. Ne sont restés que les deux arcs de marbre rose posés sur la dalle noire. Et le silence des cimetières. Enfin, Jean-Marie et Christine Villemin avaient définitivement quitté Lépanges où le petit cercueil faisait comme la dernière racine.
Après la mort de Grégory, le 16 octobre 1984, Jean-Marie Villemin a pourtant mis quelques affaires dans un sac et tiré la porte. Pas question de dormir une nuit de plus dans « la maison des souvenirs ». Le crime, à la rigueur, il aurait pu y faire face. Mais les souvenirs…
Il a tout mis en vente : le salon en cuir à 23 000 francs, la salle à manger en chêne, la R5 de Christine, la moto trial avec laquelle il emmenait Grégo faire du cross. Il a vendu le lit dans lequel l’enfant sautait pour le rejoindre en s’écriant, tout collé contre lui : « On est bien, papa. » Enfin, la maison, avec le tas de gravier dont Grégo avait fait son terrain de jeu. Il a juste gardé sa R18. Jean-Marie et Christine sont partis s’installer chez les parents Villemin. A Aumontzey, 15 kilomètres de Lépanges à vol d’oiseau.
Donc, voilà Jean-Marie au chaud dans le nid familial, mais comme on pourrait dire au chaud… dans un nid de frelons. Aumontzey, c’est le côté Jacob, aurait dit Marcel Proust s’il s’était intéressé à la vie des paysans, passés de la terre à la chaîne. De toutes les maisons, on pourrait facilement se surveiller à la jumelle. Ce n’est pas un détail inutile pour un « corbeau » dont la jouissance est toujours de voir la tête de ses victimes lorsqu’il est à l’œuvre. D’un côté de la route il y a la maison des Villemin, Albert et Monique, née Jacob. Et de l’autre côté, à 300 mètres, le pavillon du frère de Monique, Marcel, marié à Jacqueline, avec, à côté, celle du neveu : Bernard Laroche, le fils de leur sœur Thérèse, morte en couches. Un peu plus bas, l’ancienne ferme familiale, où s’est installée la Louisette, la simple d’esprit, qui vit avec sa fille Chantal, son portrait craché. Et tous travaillent aux Filatures Walter, spécialistes du lin des Vosges, draps, serviettes et nappes. C’est à devenir fou : Jean-Marie a vu comment son fils avait été ficelé, pieds et poings liés par un « nœud de tisserand ». Il n’y a que les ouvriers des filatures pour faire ça.
Alors, le soir où il débarque chez ses parents, Jean-Marie répète : « Le fumier, je vais le tuer. J’irai une nuit et je le descendrai pendant qu’il dort. » Pour ça, il ira même acheter un nouveau fusil à pompe, calibre 12, dont il dit : « On peut tuer un éléphant avec. » Des éléphants, il n’y en a pas dans les Vosges.
Pendant que Christine sanglote, il ressasse et réfléchit. D’autres prennent des précautions, comme son cousin Laroche, le costaud que tout le monde surnomme Popov à cause de sa belle moustache et de son engagement auprès de la CGT. Popov dort ailleurs. Notre reporter, Jean Ker, le rencontrera par hasard, au début de son enquête, chez la Louisette, celle qui rit brusquement pour des raisons inexpliquées mais se souvient de beaucoup de choses que les autres préfèrent oublier, que son père tapait sa mère, par exemple, à la fourche, la menaçait du couteau, cognait les gosses avant que, plus tard, les gosses ne le cognent.
Bernard Laroche, le cousin germain de Jean-Marie, travaille à la Filature Ancel. Il sait, lui aussi, faire les nœuds de tisserand. Laroche et Jean-Marie ont, ou plutôt avaient, chacun un fils, que quatorze jours séparent. Mais celui de Bernard n’est pas aussi vaillant que l’était Grégory. A cause d’une maladie. Ça non plus, ce n’est pas juste. Bernard, c’est l’orphelin, celui qui a été recueilli par la grand-mère Albine. Son père, Marcel Laroche, c’est le veuf, qui se sentait tellement coupable à la mort de sa femme qu’il ne voulait même plus manger : le médecin l’avait prévenu qu’elle y passerait s’il lui faisait un autre enfant… Ils habitent les maisons voisines. Avoir un enfant de plus ou de moins, Albine Jacob, ça ne la dérangeait pas. Les enfants c’est comme les poules, on jette le grain et elles se débrouillent. Elle en a eu treize. C’est pas un bon chiffre. Elle s’occupe aussi de ses petits-enfants, les aînés de Monique, Jacky, celui qui clame partout : « C’est moi le bâtard ! », Michel, qui n’est jamais arrivé à lire et à écrire, et Chantal, l’enfant de Louisette, « engrossée par un ouvrier agricole ». En réalité, on sait bien qu’elle a été violée par le père. Pour cette raison, Léon Jacob s’est même fait casser la gueule par ses fils. Il a passé trois mois à l’hôpital psychiatrique. Il est alcoolique aussi. Il y a du Zola chez les Jacob.
Jean-Marie et les Jacob… c’est le même sang, mais pas le même monde. Jean-Marie ne boit pas, il est amoureux de sa femme, de leur fils, il fait du sport, il agrandit sa maison le week-end, on l’appelle « Giscard » parce qu’il a deux voitures… d’occasion. Et on ne l’aime pas : il a été nommé contremaître à l’âge de 23 ans ! Un camouflet.
Le contremaître, c’est celui qui donne des ordres aux ouvriers comme les Jacob. Le plus dégoûté ça a été l’oncle Marcel, qui lui aussi travaille chez Walter. Quand il l’a appris, il en a fait toute une histoire. « Je parle pas aux chefs », a-t-il déclaré. Il y a même eu une bagarre. « Le chef », c’est un mot qui revient souvent dans le bec du corbeau. Le chef, c’est comme ça que Michel, le frère, appelle aussi Jean-Marie. Le chef, on n’est pas obligé de l’aimer, mais il peut donner des coups de pouce. Ainsi Bernard, quand il était piquet de grève en 1981, a demandé à Jean-Marie s’il pouvait lui trouver une place à son usine… « Chez Autocoussin, on n’embauche pas », lui a-t-il été répondu, un peu trop vite au goût de Laroche. De toute façon, Bernard Laroche a été repris à l’usine après le rachat par Esterel. Il a même fini contremaître lui aussi, en septembre 1984, même s’il fallait l’affecter aux chaînes
Ça lui aura pris vingt ans. Vingt ans pour venir chercher Grégory dans sa tombe. Un jour de 2004, Jean-Marie Villemin est arrivé, seul, pour exaucer la promesse faite à Christine : « Un jour on partira, on emmènera Grégo, on ne laissera rien. » Il a fait retirer l’inscription « A notre fils » et la photo dans le médaillon, il a fait effacer le nom, les dates, 1980-1984, et enlever la statuette en bronze de la Vierge Marie. Ne sont restés que les deux arcs de marbre rose posés sur la dalle noire. Et le silence des cimetières. Enfin, Jean-Marie et Christine Villemin avaient définitivement quitté Lépanges où le petit cercueil faisait comme la dernière racine.
Après la mort de Grégory, le 16 octobre 1984, Jean-Marie Villemin a pourtant mis quelques affaires dans un sac et tiré la porte. Pas question de dormir une nuit de plus dans « la maison des souvenirs ». Le crime, à la rigueur, il aurait pu y faire face. Mais les souvenirs…
Il a tout mis en vente : le salon en cuir à 23 000 francs, la salle à manger en chêne, la R5 de Christine, la moto trial avec laquelle il emmenait Grégo faire du cross. Il a vendu le lit dans lequel l’enfant sautait pour le rejoindre en s’écriant, tout collé contre lui : « On est bien, papa. » Enfin, la maison, avec le tas de gravier dont Grégo avait fait son terrain de jeu. Il a juste gardé sa R18. Jean-Marie et Christine sont partis s’installer chez les parents Villemin. A Aumontzey, 15 kilomètres de Lépanges à vol d’oiseau.
Donc, voilà Jean-Marie au chaud dans le nid familial, mais comme on pourrait dire au chaud… dans un nid de frelons. Aumontzey, c’est le côté Jacob, aurait dit Marcel Proust s’il s’était intéressé à la vie des paysans, passés de la terre à la chaîne. De toutes les maisons, on pourrait facilement se surveiller à la jumelle. Ce n’est pas un détail inutile pour un « corbeau » dont la jouissance est toujours de voir la tête de ses victimes lorsqu’il est à l’œuvre. D’un côté de la route il y a la maison des Villemin, Albert et Monique, née Jacob. Et de l’autre côté, à 300 mètres, le pavillon du frère de Monique, Marcel, marié à Jacqueline, avec, à côté, celle du neveu : Bernard Laroche, le fils de leur sœur Thérèse, morte en couches. Un peu plus bas, l’ancienne ferme familiale, où s’est installée la Louisette, la simple d’esprit, qui vit avec sa fille Chantal, son portrait craché. Et tous travaillent aux Filatures Walter, spécialistes du lin des Vosges, draps, serviettes et nappes. C’est à devenir fou : Jean-Marie a vu comment son fils avait été ficelé, pieds et poings liés par un « nœud de tisserand ». Il n’y a que les ouvriers des filatures pour faire ça.
Alors, le soir où il débarque chez ses parents, Jean-Marie répète : « Le fumier, je vais le tuer. J’irai une nuit et je le descendrai pendant qu’il dort. » Pour ça, il ira même acheter un nouveau fusil à pompe, calibre 12, dont il dit : « On peut tuer un éléphant avec. » Des éléphants, il n’y en a pas dans les Vosges.
Pendant que Christine sanglote, il ressasse et réfléchit. D’autres prennent des précautions, comme son cousin Laroche, le costaud que tout le monde surnomme Popov à cause de sa belle moustache et de son engagement auprès de la CGT. Popov dort ailleurs. Notre reporter, Jean Ker, le rencontrera par hasard, au début de son enquête, chez la Louisette, celle qui rit brusquement pour des raisons inexpliquées mais se souvient de beaucoup de choses que les autres préfèrent oublier, que son père tapait sa mère, par exemple, à la fourche, la menaçait du couteau, cognait les gosses avant que, plus tard, les gosses ne le cognent.
Bernard Laroche, le cousin germain de Jean-Marie, travaille à la Filature Ancel. Il sait, lui aussi, faire les nœuds de tisserand. Laroche et Jean-Marie ont, ou plutôt avaient, chacun un fils, que quatorze jours séparent. Mais celui de Bernard n’est pas aussi vaillant que l’était Grégory. A cause d’une maladie. Ça non plus, ce n’est pas juste. Bernard, c’est l’orphelin, celui qui a été recueilli par la grand-mère Albine. Son père, Marcel Laroche, c’est le veuf, qui se sentait tellement coupable à la mort de sa femme qu’il ne voulait même plus manger : le médecin l’avait prévenu qu’elle y passerait s’il lui faisait un autre enfant… Ils habitent les maisons voisines. Avoir un enfant de plus ou de moins, Albine Jacob, ça ne la dérangeait pas. Les enfants c’est comme les poules, on jette le grain et elles se débrouillent. Elle en a eu treize. C’est pas un bon chiffre. Elle s’occupe aussi de ses petits-enfants, les aînés de Monique, Jacky, celui qui clame partout : « C’est moi le bâtard ! », Michel, qui n’est jamais arrivé à lire et à écrire, et Chantal, l’enfant de Louisette, « engrossée par un ouvrier agricole ». En réalité, on sait bien qu’elle a été violée par le père. Pour cette raison, Léon Jacob s’est même fait casser la gueule par ses fils. Il a passé trois mois à l’hôpital psychiatrique. Il est alcoolique aussi. Il y a du Zola chez les Jacob.
Jean-Marie et les Jacob… c’est le même sang, mais pas le même monde. Jean-Marie ne boit pas, il est amoureux de sa femme, de leur fils, il fait du sport, il agrandit sa maison le week-end, on l’appelle « Giscard » parce qu’il a deux voitures… d’occasion. Et on ne l’aime pas : il a été nommé contremaître à l’âge de 23 ans ! Un camouflet.
Le contremaître, c’est celui qui donne des ordres aux ouvriers comme les Jacob. Le plus dégoûté ça a été l’oncle Marcel, qui lui aussi travaille chez Walter. Quand il l’a appris, il en a fait toute une histoire. « Je parle pas aux chefs », a-t-il déclaré. Il y a même eu une bagarre. « Le chef », c’est un mot qui revient souvent dans le bec du corbeau. Le chef, c’est comme ça que Michel, le frère, appelle aussi Jean-Marie. Le chef, on n’est pas obligé de l’aimer, mais il peut donner des coups de pouce. Ainsi Bernard, quand il était piquet de grève en 1981, a demandé à Jean-Marie s’il pouvait lui trouver une place à son usine… « Chez Autocoussin, on n’embauche pas », lui a-t-il été répondu, un peu trop vite au goût de Laroche. De toute façon, Bernard Laroche a été repris à l’usine après le rachat par Esterel. Il a même fini contremaître lui aussi, en septembre 1984, même s’il fallait l’affecter aux chaînes
de nuit, celles où il n’y a pas de femmes parce que celles-ci se plaignent qu’il les embête… Tout le contraire de son père, qui vivait comme un saint, qui a même racheté la vieille ferme des Jacob pour y loger la Louisette et qu’elle n’aille pas à l’hospice.
Les trois d’Aumontzey – le « bâtard », l’illettré et l’orphelin – forment une solide petite bande qui rigole, picole, drague de concert. Et regarde de travers Jean-Marie. « On n’est pas digne de salir la vaisselle », croasse le corbeau. Laroche se plaint : « On me traite comme le bouche-trou. » Il n’a pas digéré d’avoir été invité à un méchoui parce que quelqu’un s’était décommandé. C’est une région où on rumine beaucoup. Même quand on se fait traiter de « chien », comme Laroche, parce qu’on flaire un peu trop les femmes. Ce taiseux leur fait du pied sous la table, il en a fait à Ginette, la femme de Michel, il en a fait à Christine la « pimbêche », la femme de Jean-Marie.
Un jour, Maurice Simon, président de la chambre de la cour d’appel de Dijon, admis à faire valoir ses droits à la retraite mais exceptionnellement maintenu en activité pour clore ce dossier « Grégory » dont on ne compte plus le nombre de pages mais l’épaisseur (1,50 mètre), pourra enfin poser à l’oncle Marcel les questions qui le taraudent : « Pouvez-vous me dire si Albert Villemin, lorsqu’il a épousé votre sœur Monique, a été mal accepté par votre père et par certains membres de la famille Jacob ? […] Le bruit aurait couru qu’Albert Villemin aurait courtisé votre sœur Thérèse, qu’il aurait même eu des relations intimes avec elle et, pire, qu’il aurait pu être le père de Bernard Laroche. » Marcel Jacob ne se souviendra de rien… C’est lui qui vient d’être mis en examen avec sa femme, pour enlèvement et séquestration de mineur suivie de mort. A son propos, Paris Match écrivait en novembre 1989 : « Il possède pour la soirée du 16 octobre [1984] un alibi moins “béton” qu’il n’y paraît. Le magistrat a en effet découvert que s’il était censé être à l’usine, avoir pointé et travaillé ce soir-là, il avait […] la possibilité d’en sortir sans se faire remarquer. Le juge a également découvert que Marcel Jacob était non seulement très lié à Bernard Laroche et Michel Villemin, ses neveux, mais aussi à Monique Villemin, sa sœur. De plus, les procès-verbaux en font foi, il haïssait son beau-frère, Albert Villemin. »
Voilà, les acteurs sont en place, le décor, planté : les Vosges et des sapins si verts qu’ils en deviennent noirs, dans cette vallée de la Vologne où la brume fait comme un couvercle qu’aucun vent n’arrive à soulever. Mais le texte est minable. Son seul ressort : la haine. Avec ses fruits écœurants : « cocu », « putain », « bâtard ». « Les premiers appels du corbeau se manifestent fin janvier 1981, chez Monique et Albert », écrit Jean Ker en 1989. Le père a droit à des : « Tu te pendras, Albert. » N’est-ce pas ainsi que son père s’est suicidé ? On est bien renseigné. Puis le vent tourne, vers Jean-Marie.
On lui casse une vitre. On appelle Christine pour la prévenir qu’il est à l’hôpital. Le lendemain, c’est Jean-Marie qui entend : « Heureusement que ta femme n’a pas marché dans le piège. On la coinçait et on la violait… » A l’homme qui a du mal à respirer, Jean-Marie rétorque, bravache : « Tu me parais bien poussif. – Oui, mais il y a le jeune avec moi qui s’en serait occupé. » La mort, six mois plus tard, de Marcel Laroche d’un cancer des poumons, la longue conversation qu’il a eue avec son fils, la découverte de Monique en train de fouiller dans ses affaires à la recherche d’une prétendue lettre compromettante… tous ces événements sont comme les pièces d’un puzzle. Jean Ker écrit : « Marcel Laroche avait un secret. Il vouait une rancune tenace à deux des hommes qui avaient séduit sa femme, Thérèse : Albert Villemin et Roger Jacquel, le beau-père de Jacky […]. » Après sa mort, les appels continuent.
Des plaintes sont déposées, des écoutes réclamées. Il y a autant d’inscrits sur liste rouge dans cette bourgade des Vosges que sur un annuaire du show-biz. Quinze membres de la famille se soumettent à la dictée des gendarmes. Mais Jean-Marie et Christine continuent à vivre comme s’ils planaient au-dessus de tous les dangers. Ils ne posent même pas une barrière autour de leur maison. A la rentrée 1984, Christine critique Marie-Ange, la femme de Laroche, parce qu’elle a demandé à l’institutrice de veiller particulièrement sur son enfant fragile : « Elle n’a qu’à le mettre dans une école spécialisée. » Christine est heureuse. Elle ne connaît pas encore le goût amer du rejet. Le dimanche avant l’enlèvement, Jean-Marie fait visiter sa maison à Michel, lui parle de ses projets, lui montre son canapé en cuir. Et se sent obligé de préciser qu’il l’a acheté à crédit. Est-ce là son crime ?
Alors, quand le pire arrive, personne n’hésite. Comme de vieux médecins de famille qui connaissent l’historique, les gendarmes pensent que l’assassin se cache parmi les familiers. On aura résolu l’affaire en quelques jours. Mais les accidents de justice sont comme les autres, ils naissent de deux bêtises qui se rencontrent. Celle du juge Lambert, sur le dossier duquel un professeur inutilement lucide avait écrit : « Apte à tout sauf à devenir juge d’instruction », va constituer, avec les caractéristiques des habitants de la vallée – méfiance, mutisme, obstination –, un mélange explosif qui aboutira à l’arrestation de Bernard Laroche, d’abord dénoncé par sa belle-sœur, puis à sa remise en liberté et à son « exécution » par Jean-Marie Villemin, qui avait prévenu : « Si Laroche est libéré, il est condamné à mort. » Tout en se disant qu’il n’avait pu agir seul : « Il y a peut-être quelqu’un de proche ou d’éloigné de nous qui l’a poussé à faire ça. C’est peut-être une frangine, une belle-sœur, une cousine. […] Vous savez, les gendarmes cherchent parmi ses copains. »
Trente ans après, on est donc revenu au début de l’enquête, mais à l’époque on voudrait tant que ce soit plus simple, plus rapide. Même si les victimes doivent devenir des coupables. Ainsi finit-on par accuser Christine, dont les hurlements au cimetière de Lépanges, les « Pourquoi ils ont fait ça, pourquoi ils s’en sont pris à toi ! Reviens mon amour… » avaient fait pleurer la France.
Coupable du meurtre de Bernard Laroche, Jean-Marie fera deux ans de prison, Christine affrontera deux procès, des années de suspicion, pour finir par bénéficier d’un non-lieu. Le dossier est si complexe que ceux qui ne l’ont pas étudié continuent à la vouloir coupable. « Le monstre de la Vologne » ou « La Bovary des Vosges ». C’est selon. Les rebelles des beaux quartiers penseront même l’en féliciter… Quand elle découvre que Duras, un des plus grands écrivains français du XXe siècle, écrit dans le journal « Libération » à propos de son prétendu infanticide : « Sublime, forcément sublime », elle conclut simplement : « Elle est dérangée, celle-là ! » Pourquoi chercher plus loin… Elle observe : « On croirait que les gens sont jaloux de notre malheur. »
Sans doute si le juge Lambert n’avait pas été si pressé de partir en week-end, la confrontation entre Bernard Laroche et la « Rouquine », la sœur de sa femme Marie-Ange, qui l’accusait d’être passé la chercher à l’école en voiture avec son petit garçon, de s’être arrêté pour faire monter Grégory, d’avoir disparu quelques instants avec lui pour revenir seul, aurait pu faire naître la vérité. Mais après avoir avoué aux gendarmes et confirmé au juge, la Rouquine est rentrée chez elle où un voisin l’a entendue hurler toute la nuit. Dans cette famille-là, on ne rigole pas avec le respect dû aux aînés.
Marie-Ange accouchera huit mois après l’assassinat de Bernard Laroche d’un petit garçon. Julien, le fils qui a rendu son sourire à Christine Villemin, est né un mois plus tôt.

Et si ça avait été cela, le grand crime de Christine ? Avoir réclamé à Jean-Marie de lui refaire si vite un enfant ? On la verra lumineuse, son bébé dans les bras, comme revenue à la vie. Sur la table de nuit, il y a la photo de Grégory. On n’oublie rien. On s’arrange.
Marie-Ange Laroche se remariera avec un fils Jacob. Un autre neveu de Monique. Elle ne quittait pas le « nid ». Mais son mari s’est pendu. Jean-Marie et Christine sont partis refaire leur vie où elle aurait dû commencer. Ailleurs. Ils ont eu trois enfants.
« Mon mari, c’est plus que mon mari, proclamait Christine quand elle se révoltait contre ceux qui la soupçonnaient de l’avoir trompé. Il est mon confident et mon amant. » Et lui, dans sa cellule, quand il mangeait à peine et passait son temps à lire et relire son dossier, gardait pour seule joie de dessiner les plans de leur future maison. Son employeur avait promis de lui retrouver un emploi, et même de le prendre au bureau d’études. « Le malheur, on ne le sent pas arriver », avait dit Jean-Marie Villemin. Fallait-il qu’il fût sourd. Me Garaud, l’avocat dont la robe noire dissimulait un cœur de midinette, expliquait que seul l’amour avait pu les faire tenir : même en prison, Jean-Marie n’avait jamais oublié son anniversaire. Pour celui de ses 25 ans, il lui avait fait envoyer 25 roses. Dans sa cellule, elle n’avait droit qu’à une seule, mais on lui a montré le bouquet.



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