dimanche 20 février 2011

Outreau : 10 ans après, que sont-ils devenus ?

Une femme à fleur de peau dont la vie a été déballée sur la place publique. Une boulangère ambulante présentée comme une notable. Une mère séparée de sa fille. Une épouse dont le mariage a volé en éclats. 10 ans plus tard, Roselyne Godard, accusée du pire, raconte.




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Quatre cent quatre-vingt-dix jours, quatre cent quatre-vingt-dix nuits. Ce n'est pas un décompte qu'elle peut oublier.
Roselyne Godard, celle qui deviendra « la boulangère d'Outreau » et voudrait tant que ça ne lui colle plus à la peau est incarcérée à Amiens. Seize mois et trois jours mais « la prison a continué trois ans, deux mois et 21 jours entre le moment où j'ai été présentée au commissariat et mon acquittement ». C'était le 2 juillet 2004. Entre la prison à Amiens et les bancs de la cour d'assises de Saint-Omer, elle est envoyée « en villégiature » chez son frère qui vit dans le Val d'Oise. Interdiction de mettre les pieds dans le Pas-de-Calais et dans le Nord où vit sa fille, lycéenne. « Je n'ai su qu'elle avait été reçue au bac que quatre jours après » raconte Roselyne, celle que son avocat Éric Dupont-Moretti surnommait avec tendresse « la boule ».




Elle a passé deux fêtes des mères derrière les barreaux, vu son couple voler en éclats, perdu entre les quatre murs de sa cellule « toutes ces choses que l'on m'a volées et que la vie ne me rendra pas ». Aujourd'hui, quand elle se lève le matin, Roselyne remarque toujours qu'il n'y a « pas de barreaux aux fenêtres » et qu'elle peut « vivre cette journée avec ceux qu'(elle) aime ». Elle « évite les contraintes » et connaît « le prix de la liberté. Il ne faut pas qu'on y touche ». On la comprend.
Roselyne Godard voudrait redevenir « anonyme ». « Je n'ai pas voulu les feux de la rampe ». Elle s'y est brûlée. Sur son ordinateur, elle a mis une alerte Google avec le nom d'Outreau. « Tous les jours, il y a une dizaine, une quinzaine d'articles. L'autre jour, il y en avait un écrit au Burkina Faso. C'est fou ! ». Elle pourrait désactiver l'alerte Google, essayer d'oublier. Elle voudrait bien, ne peut pas.
Roselyne venait tous les jours dans sa camionnette pour vendre baguettes, bonbons et boissons à la Tour du Renard, ce quartier de petits immeubles de cinq étages à Outreau, où sa vie va être pulvérisée. Accusée de violer des enfants, on ne pouvait pas lui faire pire. Pendant les neuf semaines de procès à Saint-Omer, on la croisait souvent dans un café sur la place à côté du palais de justice.


« Le viol de ton intimité »
Roselyne comparaissait libre mais elle a tremblé jusqu'au bout. On la voyait, attablée, noircissant un cahier de son écriture. Elle écrivait. On ne sait pas ce qu'elle en a fait. On la laissait tranquille. De ces semaines où elle a hurlé son innocence, alpagué le juge Burgaud appelé à témoigner entouré d'une haie de robes noires qui cherchaient à le déstabiliser mais, jamais, il n'avait émis le moindre doute ce jour-là. Elle s'était accrochée violemment avec Myriam Badaoui, l'accusatrice en chef qui continuait de la décrire en perverse et la salissait pour mieux se blanchir. « Un procès, c'est le viol d'une intimité. Tu es mise à nue tout le temps, devant tout le monde ». On a fouillé sa vie privée, raconté ses petits secrets, convoqué sa fille, écouté son mari parti avec une autre. « C'est terrible parce qu'après plus personne ne te regarde comme quelqu'un de normal ».
Un carnage.
Roselyne a gardé de la colère contre ceux qui, aujourd'hui, viennent refaire l'histoire, assurent que les acquittés n'étaient que des acquittés et non pas des innocents, prophétisent que les enfants devenus adultes livreront d'autres révélations, que les expertises ahurissantes qui validaient les propos des gamins au prétexte qu'ils avaient dessiné une musaraigne ou un dragon méritaient plus que les mises en pièces et les démonstrations par l'absurde faites au cours des deux procès. C'est toujours une blessure, elle ravive les vieilles plaies.
Après Saint-Omer, Roselyne Godard s'est engagée dans le comité de soutien à ceux qui n'avaient pas été acquittés au premier tour et que la cour d'assises de Paris allait rejuger en décembre 2005.


« Cette affaire diabolique »
À cette époque, elle disait vouloir reprendre des études de droit, devenir avocate. Elle a commencé, eu un accident, s'est fracturée les deux bras ( « j'ai été opérée par des Burgaud de la chirurgie. Ils m'ont mal réparée »), dû s'occuper de sa fille et de sa maman aujourd'hui handicapée mais elle ne lâche pas son rêve. Elle dit qu'elle y arrivera.
On l'a aussi beaucoup entendu s'exprimer sur l'univers carcéral. « Je ne supporte pas qu'on dise que si des gens sont en prison c'est qu'ils ont forcément mérité de l'être. Il y a des innocents, je le sais bien... » Et même pour ceux qui sont coupables « dire qu'ils sont nourris, logés, chauffés, qu'ils ont la télé à disposition et que c'est le Club Méd, c'est insupportable. Il faut faire changer cet état d'esprit ».
Après les procès et la commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau, Roselyne Godard a cherché à rester en contact avec ses compagnons de douleur. « L'abbé Wiel un jour a dit "dans la mesure où on n'avait rien partagé avant, pourquoi continuer à se voir après cette affaire ?" On avait quand même partagé cette affaire diabolique... Je pensais qu'on aurait plaisir à se retrouver ».
À part le fils Legrand qu'elle a couvé entre les deux procès et Alain Marécaux, l'huissier de justice avec qui elle a donné quelques conférences, Roselyne n'a pas revu grand monde. Elle a repris sa vie, essayé de recoller les morceaux. « On ne peut pas renaître de ses cendres » dit-elle « on ne peut que vivre avec, un jour après l'autre ». w À lire demain : y a-t-il vraiment eu un avant et un après Outreau ? Le regard des avocats et l'interview de Philippe Houillon, rapporteur de la commission d'enquête.




Le 21 février 2001, descente de police à la Tour du Renard...
À la Tour du Renard, les petits immeubles portent des noms d'oiseaux. Myriam Badaoui et Thierry vivent au cinquième étage, résidence Les Merles. Tout l'immeuble assiste à leur arrestation. Ça parle au pied de l'immeuble... Dans ce quartier d'Outreau, les odeurs de cuisine, les rumeurs et les cris, le son des télévisions se faufilent dans les cages d'escalier. On s'y connaît, on prend le café à l'occasion chez les uns et chez les autres, on se donne des coups de main, on se dispute aussi. Ce matin du 21 février 2001, Myriam Badaoui et son mari Thierry Delay sont embarqués par la police sous les regards de tous. Cela fait déjà quelques semaines que leurs enfants sont placés. Un an plus tôt, Thierry Delay qui collectionne les crânes qu'il va voler dans la fosse commune du cimetière de Boulogne avec un copain skinhead a « saccagé l'appartement ». Il était « alcoolisé » écrivent les services sociaux. « Il n'est pas violent avec les enfants mais le climat est néfaste ». Drôle de climat effectivement chez les Badaoui-Delay où les cassettes pornographiques sont à portée de main des enfants. Placés en famille d'accueil, ils ont raconté des choses ahurissantes. Il faut bien aller vérifier maintenant. Enfin, a-t-on envie de dire. Les services sociaux ont mis du temps à réagir. Quand la police s'en mêle ce matin-là, un jeune juge d'instruction est de permanence au palais de justice de Boulogne-sur-Mer. Il s'appelle Fabrice Burgaud. Dans quelques années, la France entière le connaîtra. En garde-à-vue, Myriam Badaoui s'étonne et nie. Elle pense qu'elle va rentrer chez elle le soir même. Delay, lui, a perdu la mémoire. Elle se noie dans les volutes d'alcool, lui qui peut descendre en une journée une bouteille de pastis et une caisse de canettes de bière. Il ne dit pas grand-chose, vautré dans son inévitable survêtement. Delay n'a jamais été très loquace. Badaoui, elle, parle. Elle saoule même les policiers, elle essaye de noyer le poisson. À ce petit jeu, elle se révélera très forte. Quinze jours plus tard, nouvelle descente à la Tour. 60 personnes interpellées. Ce qui n'était alors qu'une affaire d'inceste dans un milieu défavorisé devient l'affaire d'Outreau. On sait jusqu'où elle ira. wFl.T.
Acquittés, ils sont toujours hantés par le cauchemar d'Outreau
Il y a eu les acquittés de la première vague en juillet 2004 à Saint-Omer et ceux qui ont dû, à Paris, se battre une nouvelle fois pour retrouver leur dignité. Reconnus innocents mais toujours marqués par l'affaire qui a ébranlé la France. «À l'ensemble des questions portant sur la culpabilité des accusés, il a été répondu non » . La nuit est tombée sur le palais de justice de Paris ce 1er décembre 2005. La présidente de la cour vient de rentrer dans la grande salle avec les jurés. Tout le monde est assis et retient son souffle. À entendre ces termes juridiques, les avocats ont tout de suite compris. C'est l'acquittement général. Alain Marecaux, huissier de justice, a immédiatement su lui aussi. C'est un homme de loi, il connaît la machine judiciaire. Les autres attendent encore. Il faudra que la présidente appelle les six (encore) accusés un à un. « Vous êtes acquitté, vous êtes innocent ». Un peu plus tard, scène insensée dans un palais de justice, même les gendarmes qui sécurisaient la salle d'audience applaudissent quand les acquittés sortent, entourés de leurs avocats. L'affaire d'Outreau est terminée. L'après Outreau ne fait que commencer. Il y aura la commission d'enquête, les procédures d'indemnisation, les enfants placés à retrouver, ceux qui ne reviendront jamais à la maison. Dix ans plus tard, Karine Duchochois, la seule à n'avoir pas fait de prison, tient une chronique sur le droit sur France Info. Elle tourne actuellement, pour M6, un sujet sur les 10 ans de l'affaire d'Outreau. Belle revanche sur la vie même s'il lui reste une blessure intime. Son fils aîné, qu'elle a eu avec David Brunet, n'est pas revenu vivre avec elle. Alain Marecaux, lui, est redevenu huissier à Calais en 2007. C'est lui qui a établi le procès verbal de la traversée de la Manche en septembre de Philippe Croizon, ce nageur amputé des quatre jambes. Un homme qui l'a bouleversé, qui « a fait le choix de la vie ». Il a écrit un livre, dont est tiré un film qui sortira en septembre. Son ex-femme Odile, a refait sa vie en Bretagne. Elle est redevenue infirmière scolaire. Son dossier d'Outreau est dans des cartons qui prennent la poussière, elle ne veut plus y toucher. Ses enfants ont été très abîmés. Thierry Dausque, grand échalas taiseux, a quitté Outreau. Il vit dans une autre ville du Pas-de-Calais et veut oublier. Un homme est mort dans cette affaire. François Mourmand, ferrailleur, décédé en 2002 alors qu'il était en détention provisoire. Une surdose médicamenteuse. Lydie, sa soeur, veut un « non-lieu à titre posthume » pour réhabiliter la mémoire de son frère. Il n'a pas pu être jugé, pas pu être acquitté. Sa soeur dit : « On a aboli la peine de mort mais pas pour lui ».
http://www.nordeclair.fr/Actualite/2011/02/20/outreau-10-ans-apres-que-sont-ils-devenu.shtml

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