lundi 18 novembre 2013

Moitoiret : l'impossible procès de la folie

Jugé en appel pour le meurtre du petit Valentin, en juillet 2008, l'accusé multiplie les propos délirants devant les assises de Lyon. Mardi et mercredi, les experts psychiatres tenteront d'éclairer les débats. Verdict vendredi.
«La caractéristique du dérèglement mental, c'est qu'il retourne, comme une chaussette, l'esprit des gens sains. Il conduit à chercher de la logique là où il n'y en a pas.» Le président de la cour d'assises d'appel du Rhône, Jean-Paul Taillebot, a parfaitement résumé, jeudi, la problématique à laquelle se heurtent les jurés qui, depuis le 12 novembre, jugent Stéphane Moitoiret et Noëlla Hégo. Le premier est accusé d'avoir, dans la nuit du 28 au 29 juillet 2008, assassiné Valentin Crémault, 10 ans, à Lagnieu (Ain). La seconde lui en aurait donné l'ordre, dans le cadre d'un processus magique connu d'eux seuls sous le nom de «retour en arrière». En première instance, ils ont été condamnés respectivement à la perpétuité et à 18 années de réclusion criminelle.
Le procès pénal n'est pas pensé pour les fous. «La prison non plus, soupire un magistrat. Pourtant, un quart environ des détenus sont atteints de troubles mentaux plus ou moins graves, ce qui pose d'énormes problèmes au personnel pénitentiaire.» Fous, Stéphane Moitoiret et Noëlla Hégo le sont. Il est schizophrène paranoïde; elle est paraphrène, ce qu'on pourrait traduire par atteinte de folie des grandeurs - Mme Hégo est persuadée d'être une divinité cosmoplanétaire, qu'on doit appeler «Majesté». Jusqu'à la mort de Valentin, massacré de 44 coups de couteau, ils parcourent la France vingt années durant en «mission divine», réceptionnant leurs feuilles de route par le truchement de «boîtes à vœux» qui n'ont pas d'existence matérielle sur Terre. Stéphane Moitoiret se présente comme «secrétaire de Sa Majesté, roi d'Australie et général major de la légion française en boîte à vœux», et s'occupe des tractations; Sa Majesté ne dit généralement pas grand-chose, eu égard à son rang elle ne porte pas les bagages mais tient un chat en laisse.

Ils ne simulent pas: le dossier établit qu'à quelques heures des faits, M. Moitoiret était en pleine crise et que déjà, à l'âge de 20 ans, il se croyait (entre autres) pourchassé par des hélicoptères. Que font-ils aux assises? La garde des Sceaux de l'époque, Rachida Dati, s'était engagée auprès des parents de Valentin: le ou les coupables seraient jugés. Le procès était une promesse politique formulée sous le coup de l'émotion populaire. Mais c'était avant que les accusés ne soient interpellés. Quand ils le sont, en moins d'une semaine, à aucun moment les gendarmes qui les interrogent pendant 48 heures de garde à vue, remplissant benoîtement des procès-verbaux hallucinants, n'éprouvent le besoin de soumettre le couple à un examen psychiatrique, ne serait-ce que pour vérifier qu'ils ne font pas semblant d'être fous.
Puis, les experts commis par le juge d'instruction se divisent sur le degré de responsabilité pénale du «secrétaire». L'article 122-1 du Code pénal dispose que les aliénés ne relèvent pas de la cellule, mais du cabanon. Or, sur dix psychiatres, six ont estimé que le discernement de M. Moitoiret était altéré, certes gravement, mais pas aboli. Ils sont en revanche unanimes sur le cas de «Sa Majesté», optant pour une altération sévère. Les deux, par conséquent, reçoivent leur brevet d'aptitude pour les assises.

La folie avale tout

Rarement, pour ne pas dire jamais, on ne trouve dans le box pareils individus. Les pires criminels ne vont en général pas très bien dans leur tête, mais les Guy Georges et autres Michel Fourniret n'ont jamais prétendu avoir massacré quiconque pour obéir à une boîte à vœux. Le spectacle de deux aliénés se ridiculisant malgré eux - et se perdant, judiciairement - par la faute de leur parole démente, alors que c'est en principe l'oralité des débats qui fait la grandeur et la «magie» des assises, a quelque chose de dégradant, aussi bien pour ceux qui le donnent, que pour ceux qui y assistent.
On rit d'un mauvais rire aux assises du Rhône -Mme Crémault, la mère de Valentin, qui se comporte avec une dignité hors du commun, n'a pu elle-même se retenir de pouffer aux élucubrations de l'homme qui, selon toute vraisemblance, a tué son enfant. Parce que la folie avale tout. Elle est un trou noir vorace, qui se repaît de la logique judiciaire. Ne demande-t-on pas à Mme Hégo où se trouve le siège de son «Centre d'opérations divines», et à M. Moitoiret comment les êtres humains naissent par clonage dans des galaxies inconnues?
Alors que les experts, qui vont défiler mardi et mercredi à la barre, ont pour mission d'éclairer la cour, il va échoir aux jurés le privilège de décider lesquels de ces praticiens ont vu juste. Le Code de procédure pénale prévoit que les assises peuvent établir la culpabilité d'un accusé mais le déclarer irresponsable (article 706-129). Une disposition qui a au moins le mérite de soulager tant soit peu les parties civiles, en ne laissant pas le crime sans auteur. La cour peut alors ordonner «l'admission en soins psychiatriques de la personne, sous la forme d'une hospitalisation complète» (article 706-135).
Lors du premier procès, les tenants de l'altération du discernement de M. Moitoiret ont été plus à la peine que les «abolitionnistes» pour justifier leur diagnostic. L'un d'entre eux poussa le con­­torsionnisme intellectuel et clinique à un niveau remarquable, concédant que l'altération pouvait aller jusqu'à l'abolition. Alors que l'insigne praticien a justement été désigné pour dire si c'est l'une ou l'autre…
Les jurés de Lyon se retrouvent face à la folie flamboyante, logorrhéique, de Stéphane Moitoiret, joli garçon devenu en cinq ans édenté et obèse, qui nie être l'auteur des faits alors que son ADN a été retrouvé sur le cadavre de Valentin -«c'est pas mon sang», soutient-il. Une majorité de psychiatres a décrété qu'il lui restait une once de discernement parce qu'il a cherché à fuir après le crime, jetant vêtements ensanglantés et couteau. Mais les schizophrènes ne sont pas forcément idiots, et dans les replis de sa conscience cabossée, il est envisageable que M. Moitoiret n'ait pas eu envie d'aller en prison avec une étiquette de tueur d'enfant.
Cette question du va-et-vient de la lucidité, qui permet à de grands délirants tels que ceux du box de se déplacer en auto-stop, d'obtenir nourriture et hébergements gratuits, rend difficile la quantification de leur discernement au moment des faits - le seul qui compte. Ils donnent l'impression d'avoir des conduites adaptées, mais ces conduites reposent sur des piliers tordus. Que faut-il considérer: l'édifice branlant ou ses fondations absurdes? Le couple Moitoiret-Hégo parcourait la France en stop (discernement intact, donc?) pour «remettre en marche le système de la finance internationale» (aux fous!). Et quand, du fond de sa cellule, le «roi d'Australie» demande à sa mère l'adresse de la Maison-Blanche pour alerter le président Obama de la résurgence du nazisme en Allemagne (pur délire), il n'oublie pas de s'enquérir du nombre de timbres à coller sur l'enveloppe (preuve de sa rationalité?). Enfin, une fois le crime accompli, Stéphane Moitoiret fuit Lagnieu (pragmatique à-propos?), mais depuis que son ADN a été identifié sur le cadavre de la victime, il jure aux gendarmes, scribes dociles, qu'il a «250 milliards de frères jumeaux» (sans commentaire).

«À demi-fou, double peine»

La folie de Mme Hégo est moins spectaculaire. Certes, elle revendique son titre de «déesse de la sagesse» tout en redoutant qu'on la tienne pour folle -hantise partagée avec son ancien compagnon-, mais elle est capable de répondre à des questions avec un vernis logique. Sa situation, sur le plan judiciaire, est pire que celle de Stéphane Moitoiret alors qu'aucune preuve irréfragable qu'elle lui a donné un ordre meurtrier n'a, à ce jour, été rapportée: elle est la tentatrice, la sorcière, instigatrice, forcément instigatrice puisque l'autre est complètement aliéné. De surcroît, l'altération du discernement, censée constituer une circonstance atténuante, joue souvent le rôle inverse. La folie fait peur et l'adage «à demi-fou, double peine» se vérifie souvent.
Le déséquilibre du procès est palpable: tandis que les excellents conseils de l'homme, Mes Delarue et Berton, ramènent les débats à la boîte à vœux dès qu'ils prennent un tour presque rationnel - ils veulent que leur client soit interné, et non incarcéré -, l'avocate de la femme, Me Roksana Naserzadeh, qui plaide avec finesse et conviction, dossier en main, l'innocence de sa cliente, se heurte à d'incessantes rebuffades du président. À force, les agacements à sens unique du magistrat donnent l'impression que la loi n'est pas la même pour tous les fous.
Les assises n'ont pas d'autre choix que d'aller au bout de leur mission terrestre et de rendre, vendredi, un verdict. La législation leur fait à présent obligation de motiver, par écrit, leur arrêt, ce qui n'était pas le cas en 2011. En cas de déclaration de culpabilité, si Stéphane Moitoiret n'est pas «déresponsabilisé» pénalement, les jurés en blouse blanche de Lyon devront livrer une motivation qui ne ressemble pas à une chaussette retournée. Dans cette effrayante affaire, peut-on rendre la justice, et non pas, faute de mieux, signer une ordonnance?

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/11/18/01016-20131118ARTFIG00486-moitoiret-l-impossible-proces-de-la-folie.php

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